Le grand renfermement européen : essor général, temporalités variables
L’asile moderne naît en Europe au tournant des xviiie et xixe siècles de la combinaison d’un savoir, d’un mode de traitement et d’un modèle institutionnel. Le « traitement moral » de Philippe Pinel (1745-1826), fondé sur la croyance en la curabilité de la folie, vise à prendre appui sur la part de raison encore présente en chaque individu. Il trouve sa traduction dans l’élaboration de modèles de vie institutionnelle, comme celui de la « retraite » d’York, fondée par William Tuke (1732-1822). L’asile, conçu comme une « machine à guérir », est un instrument curatif en soi, qui répond par une même mesure – l’isolement – à un objectif humanitaire et à un objectif sécuritaire.
À chaque pays sa grande figure et sa grande loi fondatrice : celle de 1838 en France devient un modèle qui inspire partiellement celle de 1845 au Royaume-Uni ou celle de 1850 en Belgique. L’asile d’aliénés se diffuse massivement à l’échelle européenne. En 1878, on dénombre 104 établissements pour aliénés en France. Ils sont 279 en Allemagne en 1899. Mais cela ne doit pas masquer les disparités entre situations nationales. En Espagne, des établissements modernes pour aliénés apparaissent seulement dans les années 1850. En Italie, il faut attendre la seconde moitié du xixe siècle pour que la profession psychiatrique se structure et fonde des institutions nouvelles, une législation nationale n’étant adoptée qu’en 1904. En Russie, le retard est plus grand encore. Si certains pays adoptent un modèle homogène et unifié, d’autres organisent l’assistance psychiatrique de manière plus décentralisée (comme en Suisse), ou encore laissent une grande place aux organisations charitables et religieuses (Suède, Portugal, Pays-Bas, etc.). Les savoirs et les modèles institutionnels circulent à l’échelle européenne, selon une logique d’émulation autant que de concurrence entre nations. Les voyages à l’étranger, pour observer les pratiques des voisins, deviennent une pratique courante. L’attention des aliénistes européens se tourne également vers les colonies, comme le montre la tenue du congrès de Tunis, en 1912.
À partir du milieu du siècle, les populations prises en charge dans les asiles augmentent de manière exponentielle. En France, on passe d’environ 10 000 interné·e·s en 1840 à plus de 60 000 en 1900. Les asiles s’agrandissent sans cesse et donnent dans le gigantisme, dépassant souvent les 1 000 malades (comme à Clermont, dans l’Oise, longtemps le plus grand établissement pour aliénés d’Europe).
Crise multiforme et recherche d’alternatives
Victimes de leur succès, les asiles font rapidement face à un encombrement persistant. Partout, les taux de guérison sont faibles. Des scandales récurrents de séquestrations arbitraires et d’internements abusifs viennent nourrir les critiques de l’institution et de ses médecins. En Belgique, c’est l’affaire d’Evere, en 1871-1872, qui suscite de vives contestations des pratiques médicales. Dans l’Angleterre victorienne, les abus du « commerce de la folie » (trade in lunacy) sont pointés du doigt. Si les lois belge et anglaise sont révisées en 1873 et 1889 pour assurer un meilleur contrôle des établissements pour aliénés, aucune des tentatives de réforme de la loi française de 1838 ne parvient à son terme.
Cette crise multiforme encourage néanmoins une diversification des pratiques et des structures institutionnelles, notamment avec l’ouverture, à l’intérieur des établissements, de quartiers spéciaux pour épileptiques et alcooliques et de colonies agricoles pour convalescents. L’histoire de la folie continue par ailleurs de s’écrire hors des murs des asiles. En 1857, l’Écosse met en place le boarding-out system, permettant le placement familial des aliéné·e·s dans des familles rétribuées. À Gheel, en Belgique flamande, s’élabore un anti-modèle incontournable, fondé sur la prise en charge des aliéné·e·s « hors les murs », chez les habitants de la ville. À la fin du siècle, la recherche d’alternatives à l’asile s’intensifie, comme le montre l’ouverture de « colonies familiales » par le département de la Seine. À Erlangen, dès 1911, le psychiatre allemand Gustav Kolb (1870-1938) met en place un service libre, avec une prise en charge extra-asilaire.
Des transformations accélérées par les guerres
L’asile traditionnel reste cependant le modèle prédominant à l’échelle européenne. Il faudra les bouleversements des deux guerres mondiales pour changer véritablement la donne. En France, les circonstances particulières de la Première Guerre mondiale rendent possible l’expérimentation de solutions alternatives à l’internement. Les réflexions autour de la transformation du modèle asilaire se développent durant l’entre-deux-guerres, tandis que les pratiques de soin sont transformées par l’arrivée des « thérapies de choc ». Dès les années 1920, plusieurs institutions européennes proposent une prise en charge en dehors de l’asile : la Tavistock Clinic ouverte à Londres en 1920, le Service libre de prophylaxie mentale fondé en 1922 à Paris par Édouard Toulouse (1865-1947), l’Afdeeling voor Zeenuw-en Geesteszieken à Amsterdam. Si ces initiatives restent minoritaires, elles témoignent néanmoins d’une aspiration à un changement de paradigme, également symbolisée en France par la substitution de la dénomination d’« hôpital psychiatrique » à celle d’« asile » en 1937.
La Seconde Guerre mondiale constitue également une étape-clé dans la réflexion sur les limites du modèle asilaire. Sa remise en question prend une dimension supplémentaire en Allemagne du fait de l’ombre portée par les crimes commis à l’encontre des malades mentaux sous le Troisième Reich. En France, « l’hécatombe des fous » (40 000 malades morts de la famine dans les hôpitaux) encourage une remise en cause radicale des structures asilaires. D’autant que, dans le contexte de l’exode, la « libération » improvisée d’un certain nombre de malades, qui parviennent ensuite à se réadapter au monde extérieur, conduit les psychiatres à relativiser la nécessité d’un internement.
La déshospitalisation et ses limites
Dans les années 1950 et 1960, l’hôpital psychiatrique se transforme, notamment sous l’effet de l’introduction des premiers neuroleptiques, comme la chlorpromazine. L’utilisation de ces nouvelles substances médicamenteuses permet de faire baisser le degré d’agitation des patient·e·s et de réduire la durée de séjour au sein de l’institution. Les années 1960 voient également la diversification des pratiques thérapeutiques, qui va de pair avec l’entrée de nouvelles professions au sein des établissements psychiatriques européens (psychologues, ergothérapeutes, assistantes sociales). Alors que montent les critiques formulées par les tenants de l’antipsychiatrie, qui considèrent l’hôpital psychiatrique comme un lieu pathogène, un vent de réforme souffle sur le champ de la psychiatrie européenne, qui s’articule autour de la volonté d’ouvrir l’espace psychiatrique sur l’extérieur.
Ce désir de réforme se retrouve à l’ouest comme à l’est du rideau de fer. En témoignent les « thèses de Rodewisch », programme ambitieux de réformes formulé en 1963 par des psychiatres de RDA. Dans les pays occidentaux, ce mouvement de réforme prend la forme d’un processus de déshospitalisation psychiatrique. En France, la circulaire du 15 mars 1960, qui instaure la politique de sectorisation, illustre ce changement de paradigme. En RFA, une commission d’enquête déléguée par le Bundestag en 1975 recommande la restructuration de la plupart des hôpitaux psychiatriques. Le processus prend une forme plus radicale en Italie : la loi 180 de 1978 interdit toute nouvelle admission dans les hôpitaux psychiatriques et entraîne leur fermeture progressive. Ces réformes visent à développer la prise en charge des patient·e·s en dehors de l’hôpital, avec des résultats variés selon les espaces. En France, le développement de structures alternatives est plus tardif, l’hôpital restant au centre du dispositif psychiatrique. Des recherches récentes ont montré les limites du processus de déshospitalisation, qui, paradoxalement, n’a pas remis en cause l’hospitalo-centrisme du système de soin psychiatrique.