Depuis les années 1950, l’Europe communautaire (jadis la Communauté économique européenne et aujourd’hui l’Union européenne) est régie par une architecture institutionnelle qui n’a pas d’égale dans le monde. Aucune des très nombreuses organisations internationales créées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale n’a connu un fonctionnement institutionnel aussi large, complexe et profond que l’Union européenne qui ressemble à bien des égards à un « État en gestation ». Dans presque tous les champs politiques relevant des domaines régaliens classiques, les États membres de l’UE ont réalisé des transferts de souveraineté importants, qu’il s’agisse de l’économie, de la défense ou même de la politique intérieure. Ces transferts sont cependant de moins en moins acceptés par les opinions publiques de ces mêmes États membres, dont les citoyens préfèrent de loin le cadre national comme système de référence à un cadre européen jugé distant, opaque et incompréhensible. Par conséquent, dans tous les États membres, le scepticisme à l’égard de l’UE s’est très nettement accru depuis une vingtaine d’années, c’est-à-dire depuis l’entrée en vigueur du traité de Maastricht, le 1er novembre 1993. L’organisation institutionnelle de l’UE repose sur un triangle institutionnel, Conseil, Commission, Parlement, dont le fonctionnement s’appuie sur d’autres institutions, dont le rôle est également crucial, telles que la Cour de justice européenne, la Cour des comptes, la Banque centrale européenne, etc. L’UE possède également un ensemble d’institutions et d’organes interinstitutionnels en charge de missions très spécifiques, tels que la Banque centrale européenne (responsable de la politique monétaire européenne), le Service européen pour l’action extérieure (il assiste le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité), le Comité économique et social européen (il représente la société civile, les employeurs et les salariés), le Comité des régions (qui représente les autorités régionales et locales) ou la Banque européenne d’investissement (chargée de financer les projets d’investissement européens et d’aider les PME).
Absolument unique dans le monde, l’équilibre institutionnel de l’UE est devenu de plus en plus complexe au fur et à mesure que l’Union s’est élargie (en passant de six États membres en 1958 à 28 en 2013) et que son fonctionnement a été approfondi. Or, la dépossession partielle des États de leurs pouvoirs régaliens, la complexification du fonctionnement institutionnel de l’UE et l’aggravation de la crise économique depuis 2008 ont engendré une attitude de plus en plus critique des opinions publiques européennes qui oscille entre indifférence, incompréhension, réticence et rejet. En témoignent les sondages de l’Eurobaromètre qui soulignent avec une grande régularité l’érosion de ce qu’on qualifia pendant longtemps de « consensus permissif » à l’égard de la construction européenne. On constate qu’aujourd’hui des résistances à l’Europe s’affirment à des degrés divers partout en Europe. Cette résistance se traduit tantôt par la désaffectation (abstention supérieure à 40 % aux élections européennes), tantôt par l’existence de lacunes profondes quant à la compréhension et à la connaissance du fonctionnement institutionnel européen et du contenu des politiques européennes, tantôt par l’émergence de partis populistes, voire d’extrême droite (comme le Front national), tantôt enfin par un puissant mouvement en faveur de la sortie sinon de l’Union européenne (Royaume-Uni), du moins de la zone euro (Front national en France ou Alternative pour l’Allemagne (AFD)). Mais on constate aussi à l’intérieur même des partis de centre droit ou de centre gauche des pays membres de l’UE une prise de distance croissante avec le projet européen et une attitude souverainiste qui est incompatible avec l’idée d’une Europe intégrée, voire, à terme, fédérale ou confédérale.
Ainsi, malgré plus d’un demi-siècle d’existence, l’Union européenne reste un objet lointain, mal connu et mal aimé. La méconnaissance de son fonctionnement institutionnel est à l’origine du scepticisme des opinions publiques face à une institution dont les bénéfices semblent, à tort, être réservés essentiellement à une « Europe des élites » tout aussi distante et inaccessible que « Bruxelles ». Toutefois, selon l’Eurobaromètre, le nombre d’Européens affirmant avoir une image positive de l’UE aurait augmenté, passant de 35 % en juin 2014 à 39 % en novembre 2014, tandis que 37 % des personnes interrogées en ont une image neutre et 22 % une image négative (contre 25 % en juin). En outre, le nombre d’Européens affirmant avoir confiance dans l’Union européenne a également augmenté pour atteindre 37 % (+ 6 points de pourcentage depuis la dernière enquête menée dans la foulée des élections du Parlement européen). D’après l’Eurobaromètre, pour 51 % des Européens l’appartenance de leur pays à l’UE est une « bonne chose », seulement 16 % des personnes interrogées estiment qu’il s’agit d’une mauvaise chose, les autres disent ne pas savoir (4 %) ou adoptent une position neutre (« ni bonne, ni mauvaise »). De même, deux tiers des personnes interrogées, d’abord en 2009 puis en 2014, se disent « attachées » à l’Europe (un tiers affirme le contraire). Peut-on déduire de ces chiffres qui sont restés stables, y compris après l’éclatement de la crise en 2009, que les Européens adhèrent majoritairement à l’intégration européenne ? Si cela semble décidément être le cas lorsqu’on regarde l’Union dans son ensemble, on constate dans les pays traditionnellement plus critiques à l’égard de l’UE (Royaume-Uni, République tchèque) et surtout dans les pays du Sud des taux d’adhésion au projet européen nettement plus faibles que dans les pays du Nord. Cependant, même en Grèce et à Chypre, pays lourdement frappés par la crise et la politique d’austérité, une majorité relative de citoyens considèrent l’adhésion de leur pays à l’UE comme un fait positif. Par ailleurs, même si les conséquences sociales de la politique de rigueur imposée par Bruxelles se traduisent par des votes en faveur de partis populistes de droite ou de gauche, comme en Grèce fin janvier 2015, les électeurs séduits par le programme de tels partis ne s’expriment pas en faveur d’une sortie de la zone euro, voire de l’Union européenne, mais d’une politique économique différente, axée sur le soutien à la croissance et sur la relance des investissements. En dépit du fait qu’une majorité des citoyens des pays du Sud se disent toujours « attachés » à l’Europe, ce taux a chuté entre 10 % et 15 % depuis l’éclatement de la crise économique, témoignant ainsi clairement du fait qu’une partie des Européens perdent confiance en la construction européenne.
Les sondages de l’Eurobaromètre montrent que les citoyens du Nord et du Sud de l’UE ne vivent pas dans la même réalité économique. Les premiers ne ressentent guère les effets de la crise économique, contrairement aux seconds dont deux tiers à trois quarts des personnes interrogées considèrent que les problèmes économiques sont loin d’être surmontés et que « le pire reste à venir ». Par conséquent, les principales préoccupations des Européens sont de nature économique. L’avenir de l’UE dépend donc en grande partie de la façon dont elle saura répondre à cet enjeu qui divise l’Europe et les Européens en deux. Toutefois, l’émergence de partis populistes eurosceptiques n’est pas l’apanage des pays du Sud, touchés par la crise. Il s’agit d’un phénomène que l’on observe dans presque tous les États membres, qu’il s’agisse de la Grèce (Syriza), de l’Italie (Mouvement 5 étoiles), de la France (Front national, Front de gauche) et de l’Espagne (Podemos), ou bien du Royaume-Uni (Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni), de l’Allemagne (Alternative pour l’Allemagne), des Pays-Bas (Parti pour la liberté) et de la Finlande (Vrais Finlandais). On aurait tort de réduire l’origine de ces mouvements aux seuls défis économiques et démographiques auxquels l’UE doit faire face. Le mécontentement et le rejet qu’ils expriment dépassent largement le cadre de l’intégration européenne et reflètent un malaise plus général qui n’est pas propre aux Européens, comme le montre la montée du « Tea Party » aux États-Unis.