Considéré comme indispensable dans le processus de la construction européenne, l’existence et les caractéristiques d’un espace public européen font l’objet d’un débat qui remonte aux années 1950. Formulé à partir du concept habermassien de Öffentlichkeit (espace public), l’espace public européen est considéré tour à tour comme ayant toujours existé, comme étant en cours de formation ou comme impossible à réaliser. Il se révèle donc un concept mouvant et en proie à un processus de redéfinition permanent.

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Sommaire

L’espace public européen est un concept mouvant et difficile à saisir. L’existence d’un espace public européen est considérée comme indispensable dans le processus de la construction européenne. Espace potentiel car incomplet à l’heure actuelle – ce qui serait l’une des raisons du déficit démocratique de l’Europe – il serait pourtant en train de se constituer, comme le prouvent plusieurs indicateurs, tels que les symboles de l’Europe (le drapeau européen, les timbres, l’hymne à la joie), la monnaie unique, la libre circulation des personnes et des biens sur le territoire européen, les programmes de coopération culturelle, la place croissante occupée par les nouvelles européennes dans les médias nationaux, les manifestations sportives comme les championnats d’Europe de football ou d’athlétisme. C’est seulement lorsque ce processus sera terminé – estime-t-on – que l’intégration européenne sera accomplie, car il y aura enfin une identité européenne et un demos (peuple) européen. Le processus conduisant à la formation d’un espace public européen est présenté dans une perspective téléologique, comme lié au succès du projet européen lui-même, dont l’échec – en dépit des Cassandres de plus en plus nombreuses – est hors de question.

L’espace public : polysémie d’un concept

Le concept d’espace public européen renvoie au concept d’espace public, une catégorie qui est désormais largement adoptée par de nombreuses disciplines (sciences politiques, philosophie, sociologie, sciences de la communication, architecture) pour appréhender le monde politique et social et qui est également entrée dans le langage courant. Cette catégorie n’a pas cessé d’alimenter les débats depuis la parution de l’ouvrage de Jürgen Habermas Strukturwandel der Öffentlichkeit en 1962 (traduit en français en 1978) : ici on peut compléter le titre qui figure dans la biblio et supprimer le superflu)L’Öffentlichkeit (espace public) habermasienne se réfère à une pratique qui se met en place au xviiie siècle, en France et en Angleterre. À cette époque, la bourgeoise manifeste un besoin d’interaction et de communication (d’abord pour des raisons essentiellement économiques), qui la porte à s’intéresser au fonctionnement de l’État, au droit, à la fiscalité. Apparaissent alors une série de formes et des lieux de la sociabilité (salons, cafés, journaux) dont l’ensemble va constituer ce que Habermas appelle l’Öffentlichkeit. Dans l’Öffentlichkeit, ce sont des personnes privées, égales entre elles, qui se rencontrent, discutent, entrent en relation. Dans cet espace et à travers ces pratiques, les opinions sortent de l’espace privé et sont mises en circulation, alimentant un débat collectif. À travers la discussion, les opinions se transforment en affirmations rationnelles et consensuelles (l’opinion publique) et les personnes qui prennent part au débat (et qui font un usage public et libre de la raison) éclairent leurs idées.

Parmi les sujets débattus dans l’Öffentlichkeit, on trouve les actions du pouvoir politique. Elles sont ainsi discutées et soumises à critique, passées au crible de la raison publique, de la raison exercée par des personnes cultivées et qui n’envisagent rien d’autre que le bien public. Cela oblige le pouvoir à sortir du secret et à se confronter à des interlocuteurs. La politique ne peut plus alors être le domaine du secret et de l’arbitraire, et elle retrouve sa signification étymologique originaire de res publica (chose publique). L’Öffentlichkeit se configure ainsi à la fois comme un espace de rapprochement et de différenciation entre l’État et la société civile.

À la fin du xixe siècle, cette configuration change. À partir de l’intervention de l’État dans des domaines qu’auparavant il se contentait d’arbitrer (notamment le domaine économique), la distinction entre société politique et société civile – qui était une des conditions de l’existence de l’Öffentlichkeit habermassienne – commence à devenir moins nette. Les modalités et les lieux de l’Öffentlichkeit connaissent d’ailleurs un changement dans leur sociologie, car on voit surgir d’un côté une minorité de spécialistes et de l’autre une masse moins informée. Ceci entraîne une modification du rôle et de la fonction que l’Öffentlichkeit avait auparavant. Le public cesse d’être un interlocuteur du pouvoir, il devient objet de conquête de la part du politique, qui n’aspire qu’à gagner sa confiance par des moyens qui répondent parfois à une logique purement utilitaire, et au regard desquels la question du bien public devient un instrument de persuasion, voire de manipulation.

Le succès du livre de Habermas est lié à l’exceptionnel potentiel heuristique du concept d’Öffentlichkeit, que les différentes traductions de son ouvrage ont permis de développer davantage. Le passage d’Öffentlichkeit à « espace public » dans la traduction française de 1978 à « opinione pubblica » dans la version italienne de 1971 à la « Public Sphere » dans l’édition anglaise de 1989 a entraîné un éloignement par rapport à la pensée originelle de Habermas. Cela a toutefois permis d’engager un débat dans la communauté scientifique autour d’une catégorie que plusieurs disciplines ont trouvé fonctionnelle pour leur champ d’expertise. La philosophie, les sciences politiques, la sociologie, les sciences de la communication, l’architecture et les études urbaines se sont ainsi appropriées le concept et lui ont donné une définition adaptée à leurs exigences.

La science politique et la philosophie politique ont été parmi les premières disciplines à avoir adopté le concept d’espace public. Ceci n’est pas surprenant, compte tenu du fait que dans l’analyse de Habermas la dimension politique est prioritaire. Cet espace comprendrait donc tous les lieux de rencontre et de communication entre la société civile et le monde politique, tels que la rencontre d’un chef d’État ou d’un ministre avec les citoyens, d’un député avec les électeurs, mais aussi les journaux, les émissions radio et télé, internet, etc. Il s’agirait principalement d’un espace médiatique ou de l’ensemble des espaces médiatiques du débat politique. La philosophie politique a théorisé l’espace public comme un élément de légitimation de la démocratie. L’espace public serait donc à la fois le lieu où la politique se fait connaître par les citoyens, annonce ses intentions et ses programmes, soumet ses actes au crible démocratique du principe de la publicité. L’espace public devient alors non seulement un lieu mais le lieu de la légitimation du politique. La science politique a aussi donné une définition plus restreinte de l’espace public, qu’elle identifie avec les lieux du pouvoir au sens propre, là où se déroule l’activité politique et où ont lieu les rencontres officielles – au niveau national et international – entre ministres, chefs d’État, députés, c’est-à-dire entre les « professionnels » du politique. Cet espace politique s’incarnerait donc plutôt dans des lieux physiques, tels que les ministères, les parlements, la salle de conférence de l’ONU, etc. Dans cette définition, il est possible de voir un glissement de sens par rapport à la définition plus générale évoquée plus haut : plus que les lieux de rencontre et de communication entre la sphère civile et la sphère publique, elle évoque une dimension propre à une communauté précise (celle des « professionnels du politique ») dont les citoyens connaissent l’existence mais à laquelle ils n’ont pas accès et qui devient publique par métonymie, car en démocratie tout ce qui relève de la politique est et doit être également public.

La sociologie a adopté une définition beaucoup plus souple de l’espace public. Dans cette discipline, il indique un champ d’expérience d’une société qui comprend « tout ce qui est importante pour ses membres, que cette importance soit réelle ou supposée ». L’espace public serait donc ce qui permet aux différents éléments de la société (individus et groupes) d’entrer en relation sur la base d’intérêts communs et qui rend possible que les communautés (qui par définition sont cloisonnées et dont les membres partagent un espace commun) forment une société.

Les sciences de la communication, qui ne se sont emparées de cette catégorie qu’à une époque assez récente, en ont fait un des outils majeurs de leurs recherches. Les principales études dans ce domaine sont dues à Bernard Miège qui identifie quatre grands modèles de communication qui organisent un espace public entre les xviiie et xxe siècles : la presse d’opinion (milieu du xviiie siècle), la presse commerciale (à partir du milieu du xixe siècle), les médias audiovisuels de masse (depuis le milieu du xxe siècle) et les relations publiques généralisées (depuis les années 1970).

L’architecture et les études urbaines identifient l’espace public (ou les espaces publics, le vocabulaire propre de ces disciplines utilisant l’expression plutôt au pluriel) avec les lieux physiques ouverts et accessibles à tous de façon libre et gratuite. Il s’agit donc des places, des rues, des jardins, des parcs, des réseaux viaires, des lieux, en général, qui permettent la mise en relation et la communication entre les êtres humains.

Ce tableau rend bien compte de la polysémie du concept d’espace public. Il ne faut pas non plus oublier que les définitions qu’on vient de rappeler ne concernent que l’usage scientifique de cette catégorie, et que les significations qui lui sont attribuées par les chercheurs ne correspondent pas forcément à ceux de l’usage quotidien. L’espace public s’avère donc caractérisé par une sémantique complexe, dont les sens s’enchevêtrent et se superposent. Celle-ci est probablement la raison qui a poussé les chercheurs vers une définition « minimale » ou « essentielle » de l’espace public. Éric Dacheux le définit comme espace de médiation entre la société civile, le système politique-institutionnel et le système économique, trois sphères qui ne sont pas étanches mais poreuses l’une à l’autre. L’espace public serait donc le lieu où, à travers le débat et la confrontation, parfois les conflits, se dégage une vision commune et partagée. Robert Frank définit l’espace public comme « espace concret ou informel de circulation des idées et des informations, de délibération et de débats, de circulation d’émotions collectives, dont l’homogénéité repose sur la simultanéité des sujets et des questions qui nourrissent les conversations, les discussions et les humeurs ».

Les débats autour de l’espace public européen 

Le débat sur l’espace public européen commence à partir des années 1950, date du début du processus d’intégration européenne. Il s’agit d’un débat qui a connu des phases d’intensité inégales : très vif dans les années 1950, il a connu une flexion dans les années 1960-1970, au moment où les questions liées à la guerre froide et à la décolonisation ont déplacé l’axe des débats sur le déclin de l’Europe en tant que puissance mondiale et sur la place qu’elle allait occuper dans le contexte international. La question a repris de l’importance dans les années 1980-1990, à partir notamment des études qui se sont développées dans les sciences de la communication et qui ont travaillé du point de vue quantitatif et qualitatif sur la présence des nouvelles européennes dans les médias nationaux. L’espace public européen a ainsi fait l’objet, dans les dernières années, de nombreux projets de recherche, entrepris par des équipes de chercheurs transnationales. Un des plus importants a été mené par le Groupe de recherche Espace public européen (EPE), une équipe pluridisciplinaire comprenant des spécialistes de science politique, des sciences de la communication et des sociologues, dont l’objectif a été de décrire les stratégies de communication politique et médiatique des acteurs socio-politiques à l’intérieur de l’Union européenne et de redéfinir dans un cadre européen des concepts souvent forgés dans des cadres nationaux. Les résultats de travaux de l’EPE ont été publiés dans l’ouvrage Vers un espace public européen ? Recherches sur l’Europe en construction (2003) et L’Europe qui se construit : réflexions sur l’espace public européen (2003).

À l’heure actuelle, les débats sur l’espace public européen s’articulent selon les orientations suivantes. Selon un premier point de vue, adopté surtout par les historiens, un espace européen de communication a existé depuis le Moyen Âge. Il serait représenté par les réseaux de communication des savants, des hommes d’Église, des artistes, des lettrés, des diplomates. Il désignerait donc un espace de communication transnationale, à l’échelle européenne, portant sur des sujets relevant des intérêts communs et soumis à la discussion de tous. La « république des lettres » serait ainsi la première forme de l’espace public européen.

Une deuxième position affirme qu’un espace public véritablement européen n’a jamais existé. Les seuls espaces publics existants seraient des espaces partiels, dont la réalité historique et politique serait limitée au cadre de l’État-nation, ou encore des espaces propres à certaines catégories déterminées (hommes politiques, savants, femmes, groupes ethniques, experts, etc.). Il existerait donc en Europe plusieurs sous-espaces publics mais non pas un espace public européen unique. Il convient de remarquer que cette position décrit plutôt un espace commun – dans le sens d’un espace qui appartient à une communauté particulière – qu’un espace public au sens propre.

Un troisième courant considère l’espace public européen comme n’existant pas encore mais destiné à apparaître. La question qui se pose alors est de savoir si cela va se faire par le haut, à travers une action délibérée de la part des institutions, ou par le bas, comme jaillissement spontané à partir de la société civile. Les partisans de cette position se divisent ainsi entre ceux qui adoptent la perspective du « fonctionnalisme culturel », considérant l’espace public comme conséquence des héritages culturels et des valeurs partagées au niveau européen (autrement dit comme produit d’une identité culturelle européenne qui va progressivement mieux se définir et que les citoyens européens vont de plus en plus reconnaître comme leur) et ceux qui adoptent celle du « volontarisme institutionnaliste », estimant nécessaire l’intervention des institutions pour mettre en place un espace public qui autrement ne pourra jamais voir le jour.

Une dernière position soutient qu’un espace public européen n’existe pas et qu’il sera très difficile à réaliser faute des conditions nécessaires au préalable, telles qu’une langue commune et une identité européenne ressentie comme telle par les citoyens. La preuve serait le fait que, en dépit de l’existence depuis soixante ans d’institutions politiques et économiques européennes et en dépit de la place croissante des « nouvelles européennes » dans les médias, les identités nationales demeurent les identités de référence et qu’elles se révèlent au final beaucoup plus fortes que l’identité européenne.

Les débats et les recherches passés et en cours montrent bien à quel point l’espace public européen est une catégorie incontournable pour comprendre le processus d’européanisation. Ce qui surgit aussi de toute évidence est la difficulté d’arriver à utiliser cette catégorie de façon fonctionnelle, faute d’une définition partagée. La plupart des recherches centrées sur l’espace public européen commencent par affirmer la nécessité de définir cette catégorie, sans prendre forcément en compte les travaux précédents, et proposent à l’issue de leur parcours une nouvelle définition, ce qui rend leurs résultats difficilement comparables. La catégorie « espace public européen » est donc en proie à un processus de redéfinition permanent.

Citer cet article

Corinne Doria , « Espace public et projet européen », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 04/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12287

Bibliographie

Dacheux, Éric (dir.), L’Europe qui se construit. Réflexions sur l’espace public européen, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2003.

Frank, Robert, Kaelble, Hartmut, Lévy, Marie-Françoise et al., Building an European public Sphere: from the 1950s to the Present, Bruxelles, Bern, Berlin, Peter Lang, 2010.

Habermas, Jürgen, Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, Luchterhand, Neuwied, 1962 [trad. italienne : Storia e critica dell’opinione pubblica, Rome, Laterza, 1971 ; trad. française : L’espace public.  Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978 ; trad. anglaise : Structural Transformation of the Public Sphere: An Inquiry into a Category of Bourgeois Society, Cambridge, Polity, 1989].

Mercier, Arnaud (dir.), Vers un espace public européen ? Recherches sur l’Europe en construction, Paris, L’Harmattan, 2003.

Miege, Bernard, L’espace public contemporain. Approche info-communicationnelle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2010.

Paquot, Thierry, L’espace public, Paris, La Découverte, 2009.

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