« La jeunesse d’Europe souhaite que notre continent s’unisse, que tous les jeunes puissent y vivre fraternellement et que l’Europe unie, par la force qu’elle représentera demain, devienne un puissant ferment de paix. » L’un des pères de l’Europe, le Belge Paul-Henri Spaak (1899-1972), résumait ainsi en 1951, lors des rencontres européennes de la jeunesse, le lien à la fois étroit et paradoxal qui a uni jeunesse et idée européenne au cours du xxe siècle. L’appel à la jeunesse et aux générations futures constitue en effet un poncif de la rhétorique européiste empreinte d’un juvénilisme parfois utopique et fortement imprégnée d’idéal progressiste et pacifiste. Ce siècle a d’ailleurs été à la fois celui de l’avènement de la jeunesse comme catégorie sociale spécifique, et de la concrétisation de l’idée européenne à travers le projet européen. Toutefois, la conceptualisation de l’idée européenne de même que sa réalisation dans la construction européenne – projets essentiellement préparés et mis en œuvre par des hommes d’âge mûr – n’ont que rarement mobilisé les jeunes. La jeunesse fut donc assez peu impliquée, concrètement, dans le projet européen, tout en devenant peu à peu un objet d’attention croissante pour les politiques européennes.
L’engagement des jeunes au service de l’idéal européen
Lorsqu’elle prend son essor dans les années 1920, l’idée européenne s’inscrit pleinement dans les projets de régénération d’un « vieux continent » en déclin. Toutefois, l’unification de l’Europe au service de la paix est alors moins porteuse parmi les jeunes générations que les idées nationalistes en vogue après le premier conflit mondial. Bien que l’idée européenne demeure encore peu militante, elle commence néanmoins à se diffuser au sein des premiers mouvements de jeunes européistes (La Jeune Europe, Groupement universitaire pour la Société des Nations, Union Jeune Europe) qui prennent leur essor dans les années 1930. L’Europe séduit également une partie des jeunes intellectuels (Klaus Mann, Pierre Drieu La Rochelle, Bertrand de Jouvenel, André Chamson, André Malraux, Jean Luchaire), en particulier non conformistes, qui se considèrent comme les « relèves » d’élites nationales dépassées. L’idée européenne est ainsi au cœur d’un idéalisme modernisateur fondamentalement ancré dans le pacifisme et le fédéralisme.
Il faut cependant attendre les années d’après-guerre et la mise en œuvre des premiers traités communautaires pour assister à un véritable essor militant au sein de la jeunesse. Le rejet du nationalisme et l’esprit internationaliste conduisent alors la plupart des mouvements politiques, en particulier européistes, à doter la jeunesse de structures sur le plan international et européen. C’est ainsi que des organisations pro-européennes voient le jour : les Jeunes équipes internationales donnent naissance à l’Union internationale des jeunes démocrates-chrétiens ; l’Union des fédéralistes européens crée les Jeunes Européens fédéralistes. La mobilisation de la jeunesse derrière le projet européen naissant constitue en cette période de début de guerre froide un enjeu politique à l’Ouest face à l’organisation systématique des jeunesses dans le camp soviétique par la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique. À travers le Comité américain pour une Europe unie, la CIA finance donc dans les années 1950-1960 des campagnes européistes ciblant les jeunes (European Youth Campaign), des formations, des rassemblements ainsi que de nombreuses organisations de jeunesse pro-européennes. Un conseil européen des comités nationaux de jeunes (Council of European National Youth Committees, CENYC) est également créé dans le cadre de l’Assemblée mondiale de la jeunesse (World Assembly of Youth, WAY).
Au-delà même de la jeunesse organisée, les années 1950-1960 marquent l’apogée de l’intérêt des jeunes pour le projet européen. Avant 1968, l’Europe encore balbutiante demeure essentiellement associée à la paix et au dépassement du nationalisme, davantage qu’à des politiques et à un modèle économique. Au contraire, la concrétisation du Marché commun puis la mise en œuvre de politiques spécifiques ont peu à peu mis sur le même plan l’Europe, le modèle communautaire et les politiques conduites par la CEE. Au sein des nouvelles générations, ces dernières ont d’abord suscité une critique et une politisation de la construction européenne – c’est-à-dire la recherche d’un lien plus direct entre le vote des Européens et les décisions des institutions communautaires – avant de favoriser une indifférence croissante à l’égard de projets jugés technocratiques.
Les politiques européennes face à l’indifférence croissante de la jeunesse
Au militantisme juvénile pour l’Europe s’associe à partir des années 1960-1970 l’essor des politiques européennes de la jeunesse dont l’objectif est de favoriser le sentiment européen chez les jeunes et de développer une citoyenneté européenne. Le Conseil de l’Europe encourage les échanges internationaux de jeunes grâce aux financements du Fonds européen de la jeunesse créé en 1972. Aux rassemblements de jeunes européistes et pacifistes s’ajoutent rapidement des rencontres autour de pratiques culturelles et sportives communes. Le développement de la mobilité des jeunes Européens est également favorisé par le réseau des auberges de jeunesse lancé dès l’entre-deux-guerres et par l’Office franco-allemand pour la jeunesse créé en 1963.
Au lendemain des mouvements étudiants de 1968, la relance européenne de La Haye cherche à associer davantage les jeunes à la construction et au fonctionnement de l’Europe communautaire à travers un engagement politique. La crise et la montée du chômage des jeunes dans les années 1980 remettent la jeunesse au cœur des politiques européennes. Ces dernières évoluent alors résolument du soutien à la participation politique des jeunes au développement de la mobilité (programmes « Yes pour l’Europe », Erasmus) et de l’insertion sociale comme moyens de promotion de l’idée européenne à l’Ouest, et bientôt à l’Est d’un continent en cours d’unification dans les années 1990-2000. L’établissement d’un fondement juridique pour ces politiques dans le traité de Maastricht en 1992 (art. 235) contribue à leur développement par la Commission dans les années suivantes : création d’un service volontaire européen, d’un Livre blanc (2001), d’un Pacte européen pour la jeunesse (2005) et d’une Stratégie de l’UE pour la jeunesse (2009).
Ces multiples politiques se fixent aujourd’hui pour principal objectif de lutter contre la relative indifférence envers l’Union européenne qui a gagné une partie de la jeunesse du continent depuis les années 1980. Ce recul de l’enthousiasme des jeunes pour l’idée européenne s’explique pourtant simplement par la concrétisation de cette dernière au tournant des années 1950-1960. D’un idéal pacifiste à construire par les jeunes générations et porté par une élite éclairée, l’Europe est ainsi devenue une réalité politique concrète, objet de critique, et banale, mais à laquelle plus de la moitié des jeunes Européens estiment désormais appartenir autant qu’à leur pays d’origine. Si la jeunesse demeure un axe clé de la politique européenne, l’idée européenne a cessé d’être une utopie pour se banaliser, perdant au passage sa dimension juvéniliste.