L’après-Première Guerre mondiale est propice à l’affirmation d’une idée européenne qui jusque-là était surtout le fait de quelques penseurs et militants isolés. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », lance Paul Valéry dans La crise de l’esprit en août 1919. Pour beaucoup, la Grande Guerre est alors perçue, dans le contexte de démobilisation des esprits qui fait suite à quatre années d’intense propagande nationaliste, comme un conflit fratricide ayant opposé les peuples d’un même continent, unis par des siècles d’histoire commune. Il aura fallu que la guerre détruise l’Europe sur les plans matériel, économique, démographique et moral, pour que les peuples qui la constituent prennent conscience, dans les épreuves et les souffrances, de la force de ce qui les unit et de la fragilité de leur civilisation. L’européisme – le terme figure pour la première fois dès 1915 sous la plume de Jules Romains – trouve ainsi son origine dans la volonté de rapprocher les pays d’Europe pour instaurer les conditions d’une paix durable et pour lutter, face à l’émergence sur la scène internationale de nouvelles grandes puissances comme les États-Unis et le Japon, contre un déclin dont les symptômes sont désormais bien visibles. S’unir ou mourir, tel est le titre du livre que Gaston Riou publié en 1929, et l’alternative qui s’impose à toute une génération d’intellectuels, de militants, de journalistes, industriels, hommes d’affaires, aux profils souvent très différents, qui contribuent dans les années 1920 à façonner ce que Robert Frank identifie comme un « premier âge d’or de l’engagement européen ».
Cette profusion d’initiatives et de mouvements, de programmes et d’objectifs, dénuée de toute coordination tant à l’échelle nationale qu’européenne, fait à la fois la force et la faiblesse de l’européisme des années 1920. De nombreux projets, allant de la simple coopération à l’union la plus développée, d’ordre politique et/ou économique, s’épanouissent notamment à partir de 1924 dans le contexte favorable du rapprochement franco-allemand initié par le plan Dawes et les accords de Locarno. C’est le cas, par exemple, du Comité français de coopération européenne, fondé en 1927 par le mathématicien et député radical Émile Borel, qui prône, dans le cadre de la Société des Nations, une coopération renforcée entre puissances européennes, autour de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, notamment entre ministres des Affaires étrangères, en matière de police et de politique monétaire. On reste là dans le cadre d’une coopération interétatique traditionnelle, somme toute peu révolutionnaire, mais, pour cette même raison, acceptable par les gouvernements. D’une toute autre logique relève le programme de Paneurope, sans doute le plus célèbre des mouvements européistes de l’entre-deux-guerres, fondé en 1923 par Richard Coudenhove-Kalergi, aristocrate autrichien et infatigable militant qui consacra sa vie à son entreprise. Coudenhove défend l’idée d’une Europe politique et économique unie rassemblant tous les pays du continent, à l’exclusion de la Grande-Bretagne et de l’URSS, considérées comme des puissances mondiales et concurrentes, seule capable à ses yeux de résister à la pression des autres « blocs » et de faire face, notamment, au péril communiste. Le premier congrès paneuropéen, qui se tient à Vienne en 1926, est un succès et réunit plus de 2 000 participants, dont de nombreux intellectuels, écrivains, industriels et hommes d’affaires. Beaucoup plus confidentiel, en revanche, mais non moins élaboré, est le projet du Danois Christian Heerfordt, qui privilégie la communauté de civilisation et inclut la Grande-Bretagne et ses dominions, dépassant ainsi la notion géographique d’Europe-continent.
À côté de ces programmes trop ambitieux pour être suivis figurent des projets beaucoup plus réalistes, d’ordre strictement économique, qui relèvent de ce que Gérard Bossuat qualifie d’une « Europe du possible ». L’Union douanière européenne (UDE), fondée en 1925 par l’économiste Charles Gide, préconise la réduction très progressive, par étapes, des tarifs douaniers généraux, l’établissement d’un tarif extérieur commun ainsi que la conclusion, entre pays européens, de conventions commerciales multilatérales. Louis Loucheur, ainsi que le sidérurgiste luxembourgeois Émile Mayrisch, préfèrent l’approche contractuelle et prônent, par la signature d’accords de cartel, l’organisation de marchés européens sectoriels : l’Entente internationale de l’acier, en 1926, fixe ainsi des quotas de production pour les sidérurgies allemande, française, belge, luxembourgeoise et sarroise, préfigurant par certains côtés, mais dans un cadre privé, ce que sera la future CECA.
Les responsables politiques sont alors trop attachés à une stricte conception de la souveraineté pour faire leurs les idées européistes. Seul Aristide Briand, dans le célèbre discours qu’il prononce le 5 septembre 1929 à la tribune de la SDN, parle d’« une sorte de lien fédéral » qui devrait unir « les peuples qui sont géographiquement groupés, comme les peuples d’Europe ». On peut toutefois s’interroger sur les convictions réelles de Briand, qui cherche avant tout à pérenniser les frontières orientales de l’Allemagne, et qui tempère aussitôt ses propos en précisant que l’« association » ainsi créée ne touchera en rien à la souveraineté des nations qui y participeront. Le mémorandum du 1er mai 1930, qui développe le projet, reste dans le cadre d’une coopération interétatique, avec des structures très proches de celle de la SDN. La crise économique, politique et sociale qui frappe alors le continent s’empresse d’ailleurs de l’enterrer.
Les années 1930 voient le reflux de l’européisme, qui ne peut proposer de solutions concrètes et immédiates à la crise et n’est guère de taille à s’opposer aux totalitarismes. Ses partisans, dans leur majorité, gagnés par le désarroi et la confusion, ont bien du mal à continuer à s’accrocher à leurs convictions, comme le fait pourtant Stefan Zweig. Certains se désengagent pour se consacrer à des causes qu’ils estiment plus urgentes, comme Julien Benda, qui rejoint le Front populaire. D’autres s’obstinent à croire au rapprochement franco-allemand et, toujours au nom de l’Europe unie, à se compromettre avec l’Allemagne nazie, comme Jean Luchaire et tant d’autres, dont l’itinéraire conduit du briandisme au collaborationnisme. D’autres enfin, comme Carlo Rosselli ou Thomas Mann, en appellent à l’européisme, conçu comme un humanisme, pour mobiliser les foules et les faire se dresser contre le fascisme, considérant – ce qui apparaîtra comme une évidence après 1945 mais qui ne l’était pas dans l’entre-deux-guerres – que l’idée d’Europe unie ne peut s’épanouir que dans le cadre de valeurs démocratiques.