Comment diviser l’Europe pour mieux l’appréhender ?
Bien que l’Europe ait commencé à être cartographiée dans ses limites contemporaines dès le xvie siècle, ce n’est qu’au xviiie siècle qu’elle est divisée en sous-ensembles, les géographes et les historiens procédant comme le physicien qui a morcelé la matière jusqu’à l’atome pour mieux l’étudier. Ces subdivisions ont beaucoup évolué à travers le temps et ont été largement dépendantes des contextes géopolitiques. Ainsi, au siècle des Lumières, la Pologne et la Russie appartiennent-elles à l’« Europe du Nord ». Quant au concept d’« Europe centrale » né au cours de la seconde moitié du xixe siècle chez les géographes Élisée Reclus (1830-1905) et Auguste Himly (1823-1906), il est entré en concurrence avec d’autres et a connu des avatars multiples jusqu’au début du xxie siècle. Une riche nomenclature recouvre des réalités diverses et mouvantes dans le temps, qui ne correspondent pas en général au sens littéral de ces mots : Europe centrale (qui se limite aux pays successeurs de l’Autriche-Hongrie), Europe danubienne (qui souvent exclut le Sud-Est européen), Europe centrale et orientale (devenue après 1989 l’acronyme PECO pour pays d’Europe centrale et orientale), Europe balkanique, Europe de l’Est, Europe du Sud-Est, Mitteleuropa, Europe médiane, voire Europe du milieu ou Europe intermédiaire. Ces termes varient selon les espaces linguistiques et sont affectés de connotations fortes : Europe de l’Est ou Europe balkanique sont ainsi marqués, en français, par des relents négatifs.
Caractères et fonctions de l’Europe médiane
Comprise entre la mer Baltique, la mer Adriatique et la mer Noire d’une part, l’Allemagne et la Russie d’autre part, l’Europe médiane possède des caractéristiques fortes : faiblesse de l’État ; vulnérabilité par rapport aux puissances riveraines (de la Suède au nord à l’Empire ottoman au sud, en passant par la Russie/URSS et les puissances germaniques sous leurs formes étatiques et supra-étatiques) ; instabilité des frontières ; complexité ethnolinguistique et absence d’homogénéité du peuplement des territoires – d’où une tradition forte de pratiques linguistiques différenciées (polyglossie) au sein d’un État, d’une région et même d’une ville ; absence de projection étatique vers les mers et vers l’outremer en dehors des phénomènes migratoires, notamment vers les Amériques ; importance des flux humains ou économiques intra- et extrarégionaux ; influence de grands modèles exogènes, capitaliste, libéral ou communiste.
Ces traits généraux se doublent de traits régionaux résultant de l’emprise des empires qui se sont partagés ces territoires à l’issue du Moyen Âge, souvent calqués sur des dominantes religieuses : catholique, protestante, orthodoxe et musulmane. La région ne peut non plus se comprendre sans prendre en compte la forte concentration de populations juives qui couvrait l’arc allant de Vilnius à Salonique et qui a fait de ces communautés des éléments décisifs non seulement de la culture urbaine et bourgeoise, mais aussi de la dynamique économique et financière de la fin du xixe siècle.
Apparu dans la nomenclature scientifique au cours des années 1980, à la fois sous la plume de l’historien Fernand Braudel (1902-1985) et du géographe Yves Lacoste (1929), ce concept d’Europe médiane a offert une opportunité de remédier au flou conceptuel qui régnait et de mettre en exergue cette région, angle mort dans les perceptions et représentations françaises – rattachée qu’elle était soit au monde soviétique, soit au monde germanique, voire au monde ottoman. Ce terme a eu également l’avantage de sa « neutralité » par rapport à des contextes idéologiques forts et à l’incertitude des limites. Le caractère mouvant des frontières et des composantes de cette région a d’ailleurs donné lieu au concept de « frontières fantômes » pour rendre compte du poids des frontières mentales et historiques par rapport aux frontières étatiques contemporaines. Même si elles sont très difficiles à établir, les limites culturelles de cet espace sont elles aussi pertinentes. Cela conduit à fuir la tentation de réifier l’Europe médiane et à la considérer comme un ensemble étanche. Car elle a sans cesse été soumise au déplacement des frontières étatiques et des populations, contrariant aux xixe et xxe siècles le modèle dominant de l’État, de la nation et de l’État-nation. Il faut donc davantage la penser en termes de flux plutôt que de frontières, sans rejeter pour autant ni ces dernières ni l’étude des États qui continuent de constituer l’armature primordiale de cette Europe médiane.
Région versus nation
Une démarche régionale au sein de cet ensemble soulève le dilemme entre, d’une part, une appréhension globale ou celle de sous-ensembles marqués par certains traits communs de civilisation (linguistiques, ethniques, religieux, sociaux, structurels) et, d’autre part, des approches strictement nationales ou étatiques. Les spécificités régionales de l’Europe baltique, de l’Europe centrale et de l’Europe du Sud-Est, ou encore des franges de la Russie dont les indépendances se sont affirmées plus tardivement (la Biélorussie et surtout l’Ukraine), s’inscrivent dans les paysages – ruraux et urbains – et dans l’histoire. L’usage du terme « Europe médiane », tout comme celui de ses sous-ensembles, se heurte cependant à une absence d’appropriation par ses habitants : il n’y a pas plus de citoyen d’un de ces sous-ensembles qu’il n’y a de citoyen d’Europe médiane. L’échec de la construction politique du quadrilatère de Visegrad (Pologne, pays Tchèques, Slovaquie et Hongrie) illustre bien cette difficulté.
Ces désignations géographiques présentent néanmoins l’avantage de dégager des caractéristiques communes, même si les discours étroitement nationaux restent dominants et s’il faut les considérer comme une réalité mentale omniprésente, les intégrer à leur juste mesure dans les autoreprésentations, et les mettre en contexte et en comparaison pour mieux les déconstruire. Leur négation est aussi nocive que leur essentialisation, car elle ne fait qu’exacerber leur instrumentalisation. En effet, l’idée nationale est une construction dont les discours font remonter les racines au Moyen Âge – voire au-delà – et qui a pris le relais des religions une fois que les conditions matérielles – notamment le développement urbain – ont permis de nouveaux types de sociabilité. Les États se légitiment aujourd’hui plus que jamais par cette conception téléologique de la nation malgré les ravages que le nationalisme a pu produire dans cette partie de l’Europe. Le paradoxe de cette prégnance du national dans le discours politique – et populiste à l’œuvre – est d’autant plus frappant que l’importation des modèles extérieurs, la globalisation et la mondialisation n’ont jamais été aussi fortes et détruisent les isolats culturels. L’uniformisation des modes et des objets de consommation, l’instauration de l’anglais comme langue quasiment unique de communication internationale et l’unification des paysages urbains viennent se heurter à un discours sur une originalité de plus en plus fantasmée. Dans le même temps, l’exaltation du local ou du régional vient fragiliser par le bas l’étaticité, dite abusivement nationale en raison de la présence historique de minorités souvent importantes. De ce point de vue, l’Europe médiane a été et demeure un laboratoire et un sismographe de l’Europe dans son ensemble.