La Turquie et l’Europe, une relation ambiguë
En Turquie, l’Europe est perçue à la fois comme un complexe de ressources économiques et stratégiques, mais aussi comme une référence. Le projet d’occidentalisation, incarné par le fondateur de la République turque, Mustafa Kemal (1881-1938), est fondateur de l’identité nationale, qui émerge véritablement avec la création de la Turquie en 1923. L’Europe communautaire fait l’objet de l’intérêt de l’État turc depuis l’accord d’association dit d’Ankara entré en vigueur en 1964. À cette date, les chefs d’État et de gouvernement des six États membres de la Communauté économique européenne (CEE), que sont le Benelux, la France, l’Italie et la République fédérale allemande, entendent établir des liens entre celle-ci et la Turquie de manière à développer l’économie du pays et faciliter son adhésion ultérieure à l’Europe communautaire, prévue vingt-cinq ans plus tard.
Cet accord de 1964 prévoit une adhésion en plusieurs étapes : une union douanière, finalement signée en 1995 après d’houleuses tractations, et la signature de protocoles financiers supplémentaires, assortis de crédits, pour soutenir les politiques économiques visant à la mise à niveau de l’économie turque et son harmonisation avec la CEE.
Entre temps, le Premier ministre turc, Turgut Özal (1927-1993), adresse formellement la demande d’adhésion de son pays à la CEE le 14 avril 1987. Cette demande est rejetée par la Commission européenne (CE), chargée par le Conseil européen d’étudier le dossier, le 18 décembre 1989. La CE considère qu’il est prématuré d’envisager un nouvel élargissement avant 1993, en raison des nouvelles obligations induites par l’adoption de l’Acte unique (1986). Cependant, la fin de la guerre froide abolit le statu quo d’après-guerre à l’ombre duquel la CEE s’est épanouie et a développé ses rapports d’association avec la Turquie.
Le processus d’élargissement de l’Union européenne, fabrique de l’« État européen » idéal ?
La chute des gouvernements soviétiques en Europe et les demandes d’adhésion successives qui en découlent surprennent la CEE. Entre la volonté de renforcer ses propres institutions et la nécessité d’y faire adhérer ces États, la CEE se mue en UE par l’intermédiaire du traité de Maastricht (1992) et entreprend d’importantes réformes structurelles afin de déployer ses compétences dans un nombre croissant de domaines. Se pose alors la question des conditions d’adhésion des PECO (pays d’Europe centrale et orientale) dont les systèmes économiques et les régimes politiques sont en déliquescence. Par conséquent, la définition de l’État « européen », et donc de l’identité européenne, s’approfondit. Si aucun prérequis particulier n’est défini depuis le traité de Rome pour rejoindre la famille européenne, des critères politiques, tels que la démocratie et l’État de droit, pénètrent le discours sur les principes fondamentaux de la Communauté depuis l’intérêt manifesté par l’Espagne franquiste (1962) pour l’Europe des Six.
Il faut attendre la fin de la guerre froide pour que soit établie une véritable « doctrine » de l’élargissement. Doctrine incarnée par les critères dits « de Copenhague », adoptés lors du Conseil européen de juin 1993, qui précisent les conditions politiques et économiques que les États candidats doivent désormais remplir pour rejoindre l’UE. Cette liste comprend : la présence d’institutions stables favorisant l’épanouissement de la démocratie, l’État de droit, le respect des droits humains et le respect des minorités ; une économie de marché viable permettant de faire face à la concurrence du marché de l’UE ainsi que l’aptitude à assumer les obligations découlant de l’adhésion, c’est-à-dire la capacité à mettre en œuvre les règles, les normes et les politiques qui forment le corpus législatif de l’UE et la souscription aux objectifs de l’union politique, économique et monétaire. Le premier critère doit être rempli pour que débutent les négociations d’adhésion. Le Conseil européen de Luxembourg (12-13 décembre 1997) entérine l’éligibilité de la Turquie sans pour autant garantir sa candidature, alors que les PECO ainsi que la république de Chypre voient leurs négociations débuter ou se préparer. Cette décision, motivée par le fait que la Turquie présente des conditions politiques et économiques insuffisantes pour envisager des négociations d’adhésion, engendre une crise diplomatique entre l’UE et le gouvernement turc. Crise résolue par l’octroi du statut de candidat à la Turquie, en raison de sa valeur géostratégique au sein de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord) notamment, lors du Conseil européen d’Helsinki (10-11 décembre 1999).
La Turquie, laboratoire des politiques de l’UE
Dans le cadre du processus d’élargissement, la République turque est évaluée annuellement, depuis 1998, par un rapport préparé par la CE. Ce rapport est destiné à orienter les prises de décisions du Conseil européen, mais est également le lieu de l’interprétation des critères de Copenhague. Ces derniers étant relativement évasifs, leur évaluation dépend de la situation intérieure propre à chaque pays candidat. En ce qui concerne le cas turc, différents éléments, résolus ou non au fil du temps, font l’objet des critiques de l’UE : la pratique de la torture, la peine de mort, les droits politiques et culturels du peuple kurde, le droit de culte des minorités non musulmanes, les droits des femmes, la liberté d’expression, le rôle de l’armée dans la vie politique du pays ou encore la question de la reconnaissance de la République chypriote dont la partie septentrionale est occupée militairement par la Turquie depuis 1974. C’est par ailleurs ce dernier élément qui entraîne le ralentissement des négociations d’adhésion. En effet, le gouvernement turc refuse d’appliquer le protocole d’Ankara à Chypre : l’extension de l’union douanière de la Turquie à cet État, comme avec les autres États membres, reviendrait à reconnaître de facto son existence. Ce refus, couplé au ralentissement des réformes entreprises en Turquie pour correspondre aux normes européennes, amène le Conseil européen à geler partiellement, en décembre 2006, les négociations d’adhésion débutées le 3 octobre 2005.
Parallèlement, une grande partie de l’opinion publique européenne est opposée à l’adhésion de la Turquie pour des raisons culturelles et religieuses. L’intégration du pays, à majorité musulmane et démographiquement important, lui donnerait un poids considérable dans le processus décisionnel et la législation européenne. Malgré les réformes adoptées par la Turquie, l’hostilité du public européen a poussé les gouvernements à traiter de manière différenciée le dossier turc en adoptant des mesures inédites telles que la limitation de l’immigration turque ou la mise en place d’une clause de sauvegarde par laquelle l’UE dispose de la possibilité de proposer la suspension des négociations en cas de violations persistantes des principes de liberté et des droits humains. L’instauration d’un « partenariat privilégié », à la place de l’adhésion à l’UE, a également été plébiscitée par certaines élites politiques tant au pouvoir que dans l’opposition ; proposition qui, sans avoir été retenue à l’heure actuelle, continue d’être plébiscitée par les adversaires de l’adhésion turque.
Le processus d’élargissement donne à l’UE l’opportunité d’asseoir son influence, en incitant les États candidats à se conformer aux règles régissant la Communauté afin d’y adhérer. Partie intégrante de ce processus, les relations euro-turques, et les tensions qu’elles engendrent, participent par conséquent à la définition de l’identité et du rôle de l’UE en tant qu’acteur international et promoteur de paix, de démocratie et des droits humains, et éprouvent le pouvoir de l’UE tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières.