La question des frontières maritimes est régulièrement posée depuis la fin du Moyen Âge. Au xviie siècle, la souveraineté sur les mers est l’objet de controverses entre juristes (le Mare liberum [De la mer libre] du Hollandais Hugo Grotius en 1609, le Mare clausum [De la mer fermée] de l’Anglais John Selden en 1635) afin de déterminer les meilleurs critères possibles pour établir des frontières faisant consensus, sans pour autant y parvenir.
Le renouvellement d’une controverse intellectuelle
Ces enjeux sont renouvelés au xixe siècle, en raison de l’affirmation de plus en plus marquée des États-nations, dont les gouvernants cherchent à définir un périmètre de plus en plus précis dans le contexte du concert européen. Des disciplines émergentes telles que le droit international ou l’océanographie contribuent à dégager des critères communs de définition des frontières maritimes.
En effet, la délimitation des eaux territoriales est fixée en 1782 à une portée de canon – soit 3 milles du littoral pour l’époque (5,556 km) – par l’abbé Ferdinando Galiani (1728-1787), économiste d’origine napolitaine. Les règles de droit tendent de plus en plus à étendre la notion d’eau territoriale vers le large en raison des progrès de l’artillerie de côte. En 1894, l’Institut de droit international définit les limites de la mer territoriale à six milles du trait de côte.
Ces progrès du droit s’articulent avec ceux des sciences. L’amélioration de la connaissance du fond des océans permet de définir des frontières maritimes, à une époque où la notion de frontière naturelle est souvent convoquée pour légitimer les limites territoriales des États-nations. Depuis la seconde moitié du xviiie siècle, les campagnes hydrographiques, étudiant la topographie du fond des mers, se multiplient dans les régions côtières de l’Europe. En France, Charles-François Beautemps-Beaupré (1766-1854) en est le grand artisan. Devenu ingénieur hydrographe en chef de la Marine en 1815, il lance une série d’expéditions, d’où est issu le Pilote français, monumental atlas nautique du littoral français, publié en six volumes entre 1822 et 1843 (Ill. 1).
Ces investigations, jusque-là concentrées sur les littoraux, tendent à gagner le grand large. En 1849, à l’occasion d’une étude sur le courant du Gulf Stream menée par la National Geodetic Survey, agence fédérale américaine responsable de la cartographie du territoire, le plateau continental et le talus continental de la côte est des États-Unis sont découverts. Le développement de l’océanographie, dans la seconde moitié du siècle, ne cesse par la suite d’affiner la connaissance de ces prolongements géologiques des continents, s’étendant jusqu’à plus de 1000 kilomètres au large des côtes et pouvant devenir des objets de revendication de la part des États. Ce statut géopolitique du plateau continental prend un nouveau tournant lors des proclamations Truman de 1945, prononcées dans le contexte des prodromes de la Guerre froide. Le président américain y affirme la souveraineté des États-Unis sur les ressources biologiques, minérales et énergétiques de leur plateau continental.
La politisation des frontières maritimes
Mieux définies, les frontières maritimes sont néanmoins porteuses de conflictualité entre les différents acteurs fréquentant les mers européennes.
Les États restent en forte rivalité sur le contrôle des zones halieutiques. Par exemple, la réunion de Nice à la France (1860) exacerbe les tensions autour de l’exploitation des ressources. Les pêcheurs italiens, ayant l’habitude de naviguer par cabotage, cherchent à maintenir leurs avantages sur les zones littorales de la côte d’Azur et de la Corse, ce qui entraîne les plaintes des patrons-pêcheurs français des ports de Nice, d’Antibes et de Cannes. Leurs revendications sont portées jusqu’à la Chambre des Députés et fournissent des arguments aux partisans du protectionnisme, alors en vogue dans un contexte de guerre douanière entre la France et l’Italie, amorcée dans les années 1880. En Corse, la convention franco-italienne de 1908 au sujet des bouches de Bonifacio, tente de résoudre le problème, en délimitant les zones de pêche par des piliers en maçonnerie.
Si les frontières maritimes continuent d’être facilement transgressées, avec le maintien de pratiques de cabotage, un règlement concerté peut néanmoins être instauré concernant des points de passage stratégiques pour le commerce maritime international. Ainsi, la convention de Copenhague (1857) abolit les droits de douane prélevés par le royaume de Danemark sur les navires passant par le détroit du Sund, situé entre la mer du Nord et la mer Baltique. De la même manière, les détroits du Bosphore et des Dardanelles sont, dans le contexte de la Question d’Orient au xixe siècle, c’est-à-dire de la lutte d’influence entre les chancelleries européennes dans l’Empire ottoman, l’objet d’une tension entre les requêtes des grandes puissances pour la liberté de navigation et la volonté du sultan ottoman d’exercer sa souveraineté. La convention de Montreux (1936) arrive à un compromis, en permettant aux navires de commerce, quel que soit leur pavillon, de naviguer librement en temps de paix, tout en donnant la possibilité à la jeune république turque fondée par Mustafa Kemal (1881 –1938) de remilitariser les zones côtières des Détroits, ce que la presse fidèle au pouvoir turc décide d’exploiter politiquement (Ill. 2).
De la projection coloniale de la frontière à l’uniformisation mondiale de normes juridiques
La définition des frontières maritimes à l’échelle mondiale repose sur une volonté d’imposer des normes juridiques européennes. De fait, si les frontières maritimes restent difficilement applicables dans les colonies, en raison de la difficulté à baliser des étendues très vastes, la colonisation lèse les agents économiques locaux. C’est le cas dans le golfe de Gabès où la rivalité entre Français et Italiens pour la pêche aux éponges et aux poulpes fait rage dans la seconde moitié du xixe siècle. La mise en place du protectorat français en Tunisie (1881) entraîne une recomposition territoriale : la frontière maritime du protectorat est étendue jusqu’à la limite des réserves spongifères, soit à la ligne bathymétrique des 50 mètres de profondeur présente sur les cartes marines. Les Italiens peuvent continuer à pêcher sous encadrement des gardes-pêches français, quant aux Arabes, ils perdent le monopole dont leurs pêcheries fixes bénéficiaient à l’époque du Bey de Tunis.
Cette imposition de normes juridiques se traduit aussi par une volonté d’uniformiser les critères de définition des frontières maritimes au cours du xxe siècle. Ceux-ci évoluent vers une territorialisation croissante des espaces maritimes. Les conventions de Genève sur le droit de la mer, signées sous l’égide de l’ONU en 1958 et entrées en vigueur en 1964, définissent ainsi l’existence d’une zone contigüe, large de 12 milles (22,224 km), au-delà des eaux territoriales. Les États peuvent y exercer des missions de police des mers. Toutefois, la largeur de la mer territoriale ne fait pas encore consensus. C’est la convention de Montego Bay (1982) qui fixe les eaux territoriales à 12 milles à partir de la ligne de base (c’est-à-dire la limite qui sépare le domaine émergé du domaine maritime d’un État à marée basse). Ce texte systématise également les zones économiques exclusives (ZEE), larges de 200 milles (370,4 km) à partir des lignes de base, par lesquelles les États exercent des droits de souveraineté en matière d’exploitation des ressources naturelles. Si le plateau continental est plus large que la ZEE, l’exploitation peut s’effectuer au-delà de la limite des 200 milles (Ill. 3).
Contrairement à une idée reçue, cette uniformisation des frontières maritimes n’est pas défendue par les puissances européennes, mais par les pays en développement soucieux d’éviter l’exploitation de leurs ressources halieutiques par les grandes puissances mondiales. La convention de Montego Bay ne fut ratifiée que dans les années 1990 par les pays riches. Les États-Unis refusent toujours de le faire car ce texte limite l’exploitation américaine des ressources maritimes dans certaines eaux du globe.