La construction des frontières en Europe
Le xixe siècle est fondamental dans la construction des frontières européennes. Il poursuit un processus amorcé à l’époque moderne, celui de construction de territoires comme espaces homogènes par la protection des pouvoirs souverains. Le territoire est alors un espace politique : l’un de ses caractères principaux est d’être délimité par des confins clairs, ce qui constitue un enjeu d’institutionnalisation et d’appropriation par les pouvoirs. La territorialité apparaît avec la paix de Westphalie (1648), mais la construction de territoires politiquement souverains se fixe surtout au tournant des xviiie et xixe siècles. L’égalitarisme juridique et la centralisation du pouvoir public dont l’autorité s’exerce uniquement sur l’État-nation, principes sanctionnés par la Révolution française, révèlent le passage de l’espace hétérogène et fragmenté de l’Ancien Régime au territoire homogène entièrement placé sous le pouvoir de l’État. Le lien entre souveraineté et territoire se développe donc, de manière inédite, à l’intérieur des frontières européennes.
Les créations de frontières sont alors prises en charge par les commissions frontalières, habituellement formées de représentants des divers États impliqués dans les tractations diplomatiques. Les frontières entre la France et le Piémont-Sardaigne, établies en 1713, se stabilisent par exemple dans les années 1740. Au même moment, des commissaires et des géographes sont mobilisés dans les négociations pour stabiliser les confins de deux États italiens, le royaume de Naples et l’État de l’Église, sans pour autant parvenir à un accord définitif. Toutefois, de tels processus permettent le perfectionnement des instruments techniques liées à la définition des frontières. Dans les deux cas, la stabilisation n’intervient que dans la seconde moitié du xixe siècle : entre l’Italie et la France, elle n’intervient qu’après l’unification italienne en 1861 ; entre l’État de l’Église et le royaume des Deux-Siciles, elle s’effectue par le traité frontalier de 1852, au terme de tractations débutées en 1836 qui ont confirmé le rôle central des ingénieurs et des topographes militaires, là où la gestion nouvelle du territoire de l’État s’appuie sur la cartographie.
Entre l’Espagne et le Portugal, la frontière, bien qu’héritée du Moyen Âge, n’est définitivement établie qu’en 1864-1866, à la suite des travaux des Comisiones Mixtas de Límites. Au même moment, une commission analogue fixe la frontière entre l’Espagne et la France le long des Pyrénées. En effet, si le traité des Pyrénées avait distribué les territoires entre les deux pays (1659), ce n’est qu’avec les traités de Bayonne que s’établit une ligne frontalière stable (1856-1868). Tout au long du xixe siècle, la stabilisation des confins a donc été un élément essentiel de la construction des territoires comme espaces soumis à la souveraineté exclusive des États.
Surveiller les frontières
Si les frontières délimitent des territoires souverains, elles représentent aussi le lieu où ils organisent leur propre défense face à l’étranger. Elles sont alors exposées à une surveillance spécifique, d’abord pour défendre les intérêts fiscaux des États, qu’il s’agisse des revenus internes ou des droits de douane. Les frontières européennes sont ainsi ponctuées par des barrières douanières, pour la plupart confiées à des corps de garde spécifiques, liées aux systèmes de collecte des impôts. Le cas du Rhin fait exception : la Commission centrale pour la navigation du Rhin, créée en 1831, établit la liberté de navigation et de commerce sur ce fleuve, qui contraste avec le statut de barrière naturelle qui lui est prêté, réactivé lors des crises franco-allemandes, tout au long du xixe siècle. Par ailleurs, les frontières deviennent un lieu privilégié du contrôle de la mobilité des hommes, qui se développe à partir de l’époque napoléonienne. Les documents d’identité et de voyage, apparus au xviiie siècle, sont alors exclusivement fournis par les organes des États, délégitimant ainsi les pratiques antérieures : des certificats étaient alors émis par des acteurs très divers, des seigneurs féodaux aux prêtres. Les polices modernes sont désormais l’organe compétent en matière de classification des populations et de contrôle des mobilités : ils se développent en lien avec les administrations étatiques modernes.
Le contrôle des mobilités vise à garantir la sûreté du territoire de l’État, dont il exclut des individus potentiellement dangereux. Ces pratiques ciblent d’abord les pauvres : aux mendiants, aux vagabonds mais aussi à ceux qui exercent des professions itinérantes, on refuse l’entrée dans des territoires souverains, pour éviter de nourrir les flux des « gens sans aveu » que chaque État européen compte sur son territoire, en particulier dans les villes. Ces pratiques ciblent par ailleurs les suspects politiques.
D’autres formes de politisation des espaces frontaliers
La construction des frontières européennes croise l’histoire transnationale des révolutions et des contre-révolutions. Des révolutionnaires, des légitimistes traversent le continent, forment des réseaux européens de mobilisation et de solidarité, se déplacent en tant qu’émissaires ou, le plus souvent, en tant que fugitifs à la suite de mouvements répressifs à l’œuvre dans leurs États d’origine. La prégnance nouvelle des frontières étatiques et la surveillance renforcée des confins influent sur les expériences d’exil. Des listes de noms, produites par les autorités et transmises aux postes de douane, permettent le contrôle des passeports, alors que les consulats à l’étranger reçoivent des registres d’individus à qui ils ne devaient pas accorder de visa pour rentrer dans leur pays d’origine.
Les acteurs qui prennent part à ces mobilités sont donc directement ciblés par la fixation des frontières, et contribuent activement à d’autres formes de politisation des espaces frontaliers. Le fait de passer une frontière peut impliquer de se soustraire au contrôle politique et à une éventuelle persécution. Par exemple en 1848, à la frontière entre la Suisse, libérale, et le royaume de Lombardie-Vénétie, contrôlé par l’empire d’Autriche, se met en place un réseau transfrontalier de révolutionnaires italiens qui cherchent à se réfugier dans le canton du Tessin, alors que les contre-révolutionnaires suisses cherchent à nouer des liens avec l’occupant autrichien en Italie. Les nouvelles frontières européennes deviennent ainsi le lieu de politisations par le bas. Dans des cas très nombreux, les lignes de frontière traversent ainsi des espaces qui provoquent des contestations âpres et anciennes, principalement autour des usages des terres communes. Très souvent, les habitants des zones de frontières s’approprient les zones de confins, en cherchant parfois à tourner le tracé frontalier à leur avantage, ou en revendiquant un tracé antérieur davantage conforme à leurs intérêts. C’est le cas des habitants de Cervara, dans l’État pontifical : avant l’adoption du traité frontalier de 1852, l’habitude de faire paître leurs troupeaux dans le village de Rocca di Botte, dans les Deux-Siciles, fait l’objet de controverses régulières. Enfin, les acteurs sociaux sont souvent mobilisés dans les processus de création de frontières. La Comisión Mixta de Límites, du fait des pressions exercées par les communautés frontalières, décide de faire figurer dans le traité de Bayonne les accords qui avaient régulé, pendant des siècles, les usages courants des eaux et forêts dans les vallées frontalières des Pyrénées. Même s’ils contrastent avec les projets d’homogénéisation étatique, de tels accords, réclamés par les communautés, apparaissent cruciaux pour pouvoir maintenir la paix aux frontières.
Traduit de l’italien par Pierre-Marie Delpu