Une mémoire de « réprouvés »
Il existe en France une mémoire du fascisme, entendue comme la perpétuation du souvenir de groupes ou de figures s’étant réclamées du fascisme, comme les écrivains Pierre Drieu la Rochelle ou Robert Brasillach, au nom de leur appartenance à cette nébuleuse. Cette mémoire s’attache plus généralement aux collaborationnistes politiques, ainsi qu’aux engagés français sur le front de l’Est et dans la SS entre 1940 et 1945. La mémoire du fascisme est aussi celle des régimes nazis et fascistes étrangers, en particulier le iiie Reich et l’Italie mussolinienne. Cette mémoire ne se confond pas, ou peu, avec celle du vichysme, ou avec celle d’organisations politiques de droite nationaliste comme l’Action française.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des anciens fascistes sont morts, ou végètent en prison. Beaucoup d’entre eux sont rendus inéligibles. En plus de la législation de 1881, la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, bientôt suivie de la loi Pleven en 1972 condamnant la provocation à la haine raciale, forment un arsenal juridique par lequel l’État cantonne aux arrière-boutiques les publications à la gloire du fascisme. La mémoire du fascisme en France est donc, dès l’origine, entravée dans son expression publique.
En détention, les anciens fascistes trouvent dans le réconfort du groupe les ressources pour construire une mémoire souterraine, victimaire, fondée sur le sentiment d’avoir été injustement punis par des « Résistants de la dernière heure ». Comme pour la mémoire du vichysme, l’Épuration constitue l’expérience fondatrice de la mémoire du fascisme en France. À leur sortie de prison, permise en partie par les lois d’amnistie comme celle de 1953, les fascistes français forment un petit entre-soi replié sur lui-même. Quelques personnages, comme Maurice Bardèche (1907-1998), beau-frère de Brasillach et père du négationnisme français, jouent un rôle central dans la reconstitution, dans la sphère privée, d’une sociabilité née de l’Épuration, qui entretient la mémoire française du fascisme.
Dans ce contexte, quelques passeurs transmettent la mémoire de l’expérience fasciste dans l’extrême droite groupusculaire de l’après-guerre. C’est le cas de Marc Augier, dit Saint-Loup (1908-1990), ancien volontaire sur le front de l’Est et Waffen-SS qui, dès la fin des années 1940, recourt au genre romanesque pour diffuser ses souvenirs du combat armé aux côtés des nazis. Il centre son récit sur la geste héroïque des combattants français, sacrifiés sur l’autel d’une Europe unie contre le bolchevisme. À partir de la décennie 1960, ce sont les héros des romans de Jean Mabire (1927-2006), auteur proche de la mouvance néofasciste, qui incarnent le combat pur et valeureux des engagés français sur le front de l’Est (Ill.1). Vendus à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires dans les années 1970, les livres de Mabire, derrière le paravent de la fiction, perpétuent la mémoire d’un engagement réprouvé, et cherchent à dissocier la mémoire du fascisme français de celle du nazisme, à l’heure où l’opinion française est sensibilisée à l’ampleur du génocide des Juifs d’Europe.
Une référence qui rassemble les droites radicales françaises
Pour l’extrême droite en reconstruction, ces ouvrages sont des éléments d’une contre-culture qui se cherche des mythes et des héros. Les nostalgiques du fascisme défendent un nationalisme européen propre à une extrême droite proche des thèses défendues par la Nouvelle Droite à partir des années 1970. Mais la mémoire du fascisme est également relayée par les « nationaux », héritiers du vichysme et du maurrassisme. Par exemple, la Serp, maison de disques dirigée par Jean-Marie Le Pen, publie à plusieurs reprises, dans les années 1960-1970, des disques compilant des chants militaires nazis, ou des discours de dirigeants du iiie Reich. Après leur publication, J.-M. Le Pen et plusieurs de ses collaborateurs sont condamnés en 1968 pour « apologie de crimes de guerre ». Au-delà de leur aspect provocant, ces disques sont d’abord des objets mémoriels destinés à un public de nostalgiques du fascisme qui, à l’époque, gravitent dans les mouvements d’extrême droite et contribuent à leur unification.
Dans le premier Front national, créé en 1972, on trouve de nombreux anciens collaborateurs, comme Pierre Bousquet ou Léon Gaultier, qui furent Waffen-SS pendant la guerre. Dans ses premières années, le FN catalyse les mémoires blessées des anciens fascistes, vichystes et nostalgiques de l’Algérie française. Jusqu’à la mort du numéro deux François Duprat en 1978, les militants se réclamant de l’héritage du nazisme forment une tendance structurante au sein du parti. Hors du FN, certains groupuscules se présentent comme les héritiers de mouvements fascistes de l’entre-deux-guerres, comme l’Œuvre française, fondée en 1968 par l’ancien milicien Pierre Sidos, qui s’inspire du Mouvement franciste, mené par Marcel Bucard entre 1933 et 1944 (parades en uniforme, entrainements armés en vue d’un coup d’État fantasmé). Certains lieux de mémoire du fascisme français permettent également de fédérer les droites radicales dans leur diversité. L’homme de lettres et journaliste collaborationniste Robert Brasillach, fusillé le 6 février 1945, fait ainsi figure de martyr pour une grande partie de ces courants. Il incarne aux yeux de ces groupes, encore aujourd’hui, la figure du « mort pour la cause » susceptible de fédérer un camp politique. Le poète est tombé pour un « idéal » ; la « pureté » de ses convictions fascistes est toujours dissociée des conséquences du fascisme, toujours perçues comme des « dérives regrettables ».
Une mémoire européenne
Les lieux de mémoire du fascisme sont aussi européens ; l’extrême droite française participe régulièrement aux événements organisés par les nostalgiques du fascisme dans les pays voisins. Le pèlerinage annuel à Predappio, village natal de Mussolini, voit parfois le déplacement d’un contingent français en Italie. On trouve également des néofascistes français dans le cortège néonazi qui, chaque 13 février à Dresde, commémore le bombardement de la ville par les Alliés en 1945. Ces deux hommages annuels ont connu un succès croissant dans les années 2000 et 2010, au point de rassembler des milliers de personnes, dans un contexte d’essor des droites radicales en Europe. Le nationalisme européen des militants néofascistes français s’attache à des figures passées aussi diverses que José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange espagnole, ou Léon Degrelle, principal représentant du fascisme belge. Ce fonds mémoriel, qui s’incarne dans des pratiques, participe à une culture militante des droites radicales.
Quant au Rassemblement national de Marine Le Pen, il a voulu rejeter clairement l’héritage du fascisme en repoussant à ses marges les éléments radicaux, susceptibles de véhiculer cette mémoire. Ponctuellement, ses militants s’inscrivent même dans la filiation de figures historiques de la lutte contre le fascisme : en 2016, une campagne d’affichage du parti indique ainsi que « Léon Blum voterait Front national ». Dans le même temps, le maire de Béziers Robert Ménard s’inscrit dans la filiation de Jean Moulin. La mémoire du fascisme reste donc marquée d’infâmie, et sa perpétuation demeure le fait d’acteurs marginaux dans le champ politique.