La pensée conservatrice européenne, notamment chez les romantiques allemands, a souvent développé des conceptions nationalistes ou proto-nationalistes, exaltant le Volksgeist et le particularisme des peuples. Louis de Bonald (1754-1840), principal théoricien contre-révolutionnaire français, a quant à lui une vision originale du destin continental : la France doit jouer un rôle de nation-pilote pour une régénération de l’Europe vouée à une nécessaire reconstruction autour d’un projet commun. De façon paradoxale, la Révolution française constituerait le terreau de cette reconfiguration politique et spirituelle, qui tient moins de la création ex nihilo que de la réalisation des possibilités, demeurées latentes, d’une réunion harmonieuse des esprits et des nations.
La France et l’Europe : rôle et responsabilité
La doctrine de Bonald pose comme postulat que l’expansionnisme, le désir d’hégémonie et, plus largement, toute guerre autre que purement défensive sont propres aux républiques, qu’il considère comme des régimes fragiles et aussi agressifs qu’éphémères. Un État monarchique tendrait au contraire à la stabilité intérieure comme extérieure, et donc à la paix. Toutefois, dans l’esprit de Bonald, l’Ancien Régime n’assurait pas nécessairement à la France de telles conditions. Dans son ouvrage Du traité de Westphalie et de celui de Campo-Formio (1801), le premier traité de paix, signé sous l’Ancien Régime (1648), est présenté comme un inachèvement diplomatique, tandis que le second, de 1797, se lit comme le prélude à une recomposition plus saine. Une nation ne peut en effet s’épanouir que lorsqu’elle s’étend jusqu’à ses frontières naturelles. Or c’est durant la période révolutionnaire que la France parvient à sa morphologie définitive, qui n’avait été jusque-là qu’ébauchée, voire menaçait de régresser sous Louis XIV. C’est la raison pour laquelle, alors que se tient le congrès de Vienne, Bonald demande à ce que les frontières soient maintenues (Réflexions sur l’intérêt général de l’Europe, 1815), notamment sur les rives du Rhin. En 1830, il se montre même enthousiaste quant à l’idée d’une souveraineté française sur la Belgique.
« Fille aînée de l’Europe », « premier ministre de la Providence dans le gouvernement du monde moral », la France joue selon lui un rôle d’exemplum à l’échelle continentale. En jetant la France dans le chaos, la Révolution a, par ses « fausses doctrines », contaminé ses voisins du germe de l’« anarchie », et inversement la régénération du pays va lui rendre son rôle de guide vertueux ; aussi, Bonald est favorable au Consulat ainsi qu’à l’Empire. Il oppose cependant la « force morale » d’un État, soit son magistère intellectuel et institutionnel, à sa « force physique » purement militaire. À un équilibre des puissances fondé sur la seconde, et par nature toujours précaire, il préfère une diplomatie de la stabilité et de la concertation, et salue donc sans surprise sous la Restauration les principes de la Sainte-Alliance (1815-1825), tout comme la personnalité de Metternich. Ce concert retrouvé doit permettre à la France des Bourbons de reprendre rapidement voix au chapitre. En revanche ne trouvent grâce à ses yeux ni la stratégie de la « paix à tout prix » de Louis-Philippe, parce qu’attentiste, ni l’Entente cordiale, parce qu’au service des intérêts britanniques.
Quant aux questions ultramarines, elles le laissent indifférent ou sceptique : le sort de l’Europe se joue d’abord sur son propre sol, et non dans des entreprises lointaines, risquées et ruineuses.
L’Europe comme processus vitaliste
Le séisme révolutionnaire, en donnant paradoxalement à la France les conditions géographiques de sa renaissance politique, a posé les jalons d’une reconfiguration globale du continent et permis l’accomplissement d’un destin collectif. Bonald fait remonter à Charlemagne sinon l’acte de naissance du moins l’expression première de ce destin, promettant un sort millénaire à cette alliance du principe monarchique et du christianisme. La geste des croisades a ensuite symboliquement scellé cette connivence du spirituel et du temporel, réunissant dans un même ethos chevaleresque les princes chrétiens. Bonald en voit d’ailleurs une glorieuse réitération dans les coalitions monarchiques : c’est ainsi qu’il décrit, par exemple, l’action alliée provoquant en 1814 et 1815 la défaite de Napoléon et l’avènement de Louis XVIII. Il s’agit à présent de réaffirmer cette solidarité sur les cendres du défunt Saint-Empire et, plutôt que de ressusciter ce dernier, de reprendre ce vaste mouvement inachevé de convergence politique et morale.
L’Europe bonaldienne prête à se redessiner est donc moins une Europe nouvelle qu’une Europe forgée par les siècles, et libre désormais d’accéder à son « âge viril ». La tendance à l’absorption des principautés et des micro-États dans des entités plus puissantes, royaumes ou empires – ainsi se sont jadis bâties la France ou l’Espagne par agrégats de fiefs et de provinces – doit logiquement gagner, prophétise-t-il, la péninsule Italienne et le monde germanique. Dès lors s’établirait un axe intra-européen, créant une démarcation harmonieuse entre le Midi – France, Espagne, Italie, Autriche – et le Nord – Suède, Prusse, Russie, Angleterre. Le premier ensemble, catholique et latin, forme le cœur historique du continent, héritier de l’Empire romain. Sanctuaire du génie et de la civilisation, il contrebalance le poids démographique d’un Septentrion dont l’Angleterre reste un élément suspect, de par ses spécificités anciennes et inconciliables avec l’idée bonaldienne de monarchie absolue : mercantilisme, parlementarisme, anglicanisme.
L’Europe de demain, lieu de la réconciliation postrévolutionnaire
Cette Europe postrévolutionnaire a pour tâche d’opérer une grande réconciliation. À l’homogénéité du modèle monarchique, ne se superpose plus celle du christianisme médiéval, dont l’unité a été rompue par la Réforme. Réforme qui, à en croire Bonald, aurait constitué un schisme spirituel ayant induit le schisme intellectuel des Lumières, lui-même à son tour responsable du schisme politique révolutionnaire. L’Europe à venir marque la fin de la Révolution et le retour à l’unité religieuse. Ce christianisme triomphant est amené à devenir la seule véritable autorité transcendante guidant les nations. Le Saint-Siège en est l’expression politique, mais le pape est davantage le représentant et le lieutenant de Dieu qu’un monarque à part entière – Bonald s’éloigne en cela de Maistre quant au rôle dévolu au Souverain pontife, même s’il infléchit progressivement ses convictions vers un « ultramontanisme » plus marqué. En somme, politique et paix religieuse sont indissociables, et leur réalisation à l’intérieur des États est solidaire de leur réalisation extérieure concrète.
Son admiration du modèle autrichien et de l’Europe des princes en fait certes le défenseur d’une vision conservatrice du concert des nations. Notons cependant les ambivalences d’une conception mue, d’une part, par un idéal d’harmonie diplomatique et de paix durable assurées par la concertation et, d’autre part, par la transcendance d’une religion qui renoue avec son sens étymologique – tel qu’il est parfois revendiqué – de lien entre les hommes et les peuples. Contre son gré peut-être, la vision européenne de Bonald, dans son universalisme, serait en dernière analyse plus proche de celle des penseurs des Lumières en amont, et de celle des pères de l’Europe en aval, que d’un quelconque projet d’« internationale blanche » légitimiste.