Raymond Aron et l’Europe

La pensée de Raymond Aron (1905-1983) comporte des années vingt aux années quatre-vingt une dimension européenne. Fervent européiste dans sa jeunesse, Aron s’aguerrit en réaction au nazisme puis à l’épreuve de l’exil. Convaincu que l’idée européenne n’a pas la force d’un mythe politique, il n’hésite pourtant pas à l’utiliser pour donner des perspectives aux Allemands de l’Ouest dans le contexte des premières années de la guerre froide. Il ne cache cependant rien de son scepticisme quant au projet de Jean Monnet, auquel il reproche de confondre les dimensions économique et politique. Aron n’en est pas moins un acteur de premier plan de l’Europe intellectuelle, que ce soit à travers son œuvre universitaire, son activité d’éditorialiste ou encore son engagement au Congrès pour la liberté de la culture. Il interprète l’échec de la CED comme l’« acte de décès » du projet de Jean Monnet, mais jusqu’à sa mort il accompagne de ses commentaires les péripéties successives du projet européen en insistant sur les enjeux stratégiques.

Portrait de Raymond Aron. Reproduction avec l’aimable autorisation de Madame Dominique Schnapper.
Portrait de Raymond Aron. Reproduction avec l’aimable autorisation de Madame Dominique Schnapper.
Sommaire

L’idée européenne a été du début à la fin au cœur de la pensée et de l’œuvre de Raymond Aron. Son premier article est publié en 1926 dans la Revue de Genève ; il est intitulé « Ce que pense la jeunesse universitaire d’Europe ». Son dernier article paraît en 1983 dans L’Express ; il traite des euromissiles et de la liberté des Européens. Le sujet « Raymond Aron et l’Europe » recouvre une expérience vécue ou l’itinéraire de Raymond Aron dans l’Europe du xxe siècle, mais aussi l’articulation entre sa pensée et ses engagements, les réseaux et les médias à travers lesquels ce grand intellectuel aux talents multiples – philosophe, sociologue, éditorialiste et stratège –  a commenté le drame du Vieux Continent et les péripéties du projet européen. Il inclut aussi le regard rétrospectif par lequel, dans la dernière partie, autobiographique, de son œuvre, Aron prend date devant l’Histoire. Des écrits et propos publics de Raymond Aron se dégage un fait essentiel : sa vision de l’Europe ne se confond pas avec la construction européenne.

Une éducation européenne

Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, Aron, marqué par les massacres de la Grande Guerre, est pacifiste. Sa première expérience de l’Europe politique vient d’un séjour à la SDN en 1925. Son pacifisme est nourri par l’influence d’Alain. En 1930, il est nommé lecteur à Cologne. Il veut alors contribuer à la réconciliation franco-allemande, ce qu’il fait en rédigeant des « Lettres d’Allemagne » dans Libres propos, la revue d’Alain, mais aussi en participant aux décades de Pontigny, consacrées à maintes reprises aux relations franco-allemandes et à l’idée européenne. Mais le séjour allemand – jusqu’en avril 1933 – est aussi la découverte du national-socialisme. À Berlin, en 1932, Aron assiste à un discours d’Hitler puis, en compagnie de son ami Golo Mann, à un autodafé présidé par Goebbels. Dès 1931, il ne se fait plus d’illusions sur la possibilité d’une Europe unie ; l’idée européenne, écrit-il, « ne vit pas dans l’âme des foules ». Il la qualifie d’« idée d’intellectuels ». Aron se consacre ensuite à sa thèse, puis au combat contre le nazisme : en 1940, il rejoint Londres où il devient le rédacteur en chef de la revue La France libre. Cet engagement fait de lui un acteur de la « bataille des propagandes » : contre la récupération du mythe européen par Goebbels, il affirme que l’Europe est constituée de nations libres, qui refusent le joug des empires. Aron se déclarait encore socialiste lors de sa soutenance de thèse le 26 mars 1938, les considérations de politique étrangère le conduisent au libéralisme : il participe au colloque Lippmann à l’été 1938, fréquente le Reform Club à Londres. Au cours de la guerre, il considère de plus en plus l’alliance anglo-américaine comme la garantie de la liberté des Européens, d’abord contre l’occupant nazi, mais aussi, à la fin de la guerre, contre l’influence soviétique.

Le moment européen

Après 1945, Aron devient un militant de l’Europe unie : il participe aux efforts des Alliés pour convaincre les Allemands de leur avenir européen et occidental, oriente les futures élites administratives françaises vers la réconciliation. Il donne ainsi un cours intitulé « Perspectives sur l’avenir de l’Europe » à la première promotion de l’ENA en 1946. Il adhère au Comité français pour l’Europe unie, émanation du mouvement churchillien. Son engagement européen culmine dans le « Discours aux étudiants allemands » publié dans Preuves en 1952, où la péroraison d’Aron atteint à un lyrisme inhabituel chez lui : « la communauté européenne [est] … le terme final de l'effort qui donne un sens à une vie ou fixe un objectif à une génération ». On en a conclu que « la messe de l’engagement européen était dite ». Tel n’était pas le cas. En effet, Aron considère alors que seul le mythe européen – au sens du mythe sorélien – est capable de faire barrage à l’expansionnisme soviétique. Mais sa résistance à l’européisme est attestée par le scepticisme de sa propre philosophie, qui est une critique des philosophies de l’histoire. Présent en 1948 au congrès de La Haye, il l’a décrit dans ses mémoires comme un rendez-vous de has been qui ne représentaient qu’eux-mêmes. Membre du RPF gaulliste dès 1947, il est très réservé sur le plan Schuman et devient ensuite un critique acerbe de la CED : vouloir créer une armée européenne avant d’avoir construit l’unité politique de l’Europe lui semble absurde, surtout du fait des politiques étrangères divergentes, la RFA regardant vers l’Est, la France encore impériale vers la Méditerranée. En 1954, le rejet de la CED par le parlement français constitue selon lui l’« acte de décès » du projet de Jean Monnet. En fait, la principale tribune européenne d’Aron est la revue Preuves, organe parisien du Congrès pour la liberté de la culture : Aron fait résolument fond sur l’Alliance atlantique, seule garantie sérieuse selon lui de la liberté politique de l’Europe occidentale. C’est probablement lui qui convainc de Gaulle d’approuver le traité Atlantique en 1949 et, en 1950, dans Les Guerres en chaîne, il écrit que «l ’Europe est provisoirement le nom glorieux donné à un fragment continental de la communauté atlantique ». Il répète alors sous une forme à peine différente son propos de 1931 : « l’idée européenne est vide, elle n’a ni la transcendance des idéologies messianiques, ni l’immanence des patries charnelles, elle est une idée d’intellectuels, ce qui en révèle à la fois l’opportunité au regard de la raison et la faible résonance dans les cœurs ».

L’Europe sortie de l’Histoire ?

À partir de 1955, Aron revient à l’université comme sociologue. Son point de vue sur la construction européenne ne change guère. Dans Paix et guerre entre les nations (1962), il réaffirme son scepticisme quant au projet de Jean Monnet : c’est une illusion de croire qu’une union politique pourrait naître d’un marché commun, les deux entités ne sont pas de même nature. La même pensée traverse les conférences de Bruxelles et de Paris en 1975, où Aron constate que, en tant que mythe, l’idée européenne est morte. Elle est également présente dans les pages du Plaidoyer pour l’Europe décadente (1977), où Aron distingue le citoyen du consommateur : les artisans de la construction européenne ont eu le tort de confondre le sujet politique avec le sujet économique. Pourtant, Aron reconnaît à la CEE le mérite d’avoir écarté la possibilité de nouvelles guerres européennes. En 1966, il s’inquiète de ce que le grand dessein gaullien pourrait ressusciter l’Europe de 1914, ce qui amène Monnet à lui proposer une action commune. Ce projet n’a pas eu de suites. Mais surtout, l’Europe est au centre de Penser la guerre, Clausewitz (1976), où Aron avertit les Européens contre la tentation d’un « adieu aux armes » et d’une « sortie de l’Histoire ». Cette préoccupation inspire deux actions des dernières années de sa vie : d’une part, la fondation de Commentaire en 1978, qui visait au réarmement moral occidental – transatlantique et européen – ; d’autre part, son soutien au déploiement des euromissiles de l’OTAN face aux SS-20 soviétiques. Au-delà de la guerre froide, la pensée de Raymond Aron continue d’interroger l’Europe du xxie siècle qui cherche toujours l’union politique au moyen de l’intégration économique, et dont les efforts répétés en vue d’une défense commune n’ont pas eu jusqu’ici de résultat concluant.

Citer cet article

Joël Mouric , « Raymond Aron et l’Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 08/02/21 , consulté le 24/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21475

Bibliographie

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