La politique dans les objets quotidiens
La longue époque des révolutions européennes, de la fin du xviiie siècle à 1848, se caractérise par l’apparition et le développement de nouveaux instruments de communication, issus de ce qui a été défini comme la révolution médiatique contemporaine. Des mots, des symboles, des aspects de la nouvelle politique sont véhiculés par une myriade de publications à bas coût, par des estampes, des affiches, des journaux, qui deviennent ainsi le patrimoine d’une opinion publique aux frontières toujours plus larges.
Même les objets quotidiens deviennent des supports de médiatisation des idées révolutionnaires : les accessoires vestimentaires (mouchoirs, chapeaux, tabatières, boucles d’oreilles, médailles, colliers, camées, gilets, éventails) ou les objets manufacturés qui s’imposent dans l’espace domestique (statuettes, bouteilles, vaisselle, lampes, tapis, éventails) sont chargés d’une dimension politique, par leurs couleurs, leurs images, des symboles liés à l’actualité immédiate, ou parce qu’ils témoignent d’opinions partisanes. Ces objets, de la fin du xviiie siècle au milieu du xixe, deviennent accessibles à un public toujours plus vaste, grâce aux évolutions des systèmes productifs, techniques et commerciaux propres à la période. Ainsi, à l’image des vêtements ordinaires ou des accessoires domestiques, il existe désormais des objets dotés d’une signification politique pour l’usage courant. Il existe par exemple des tabatières en métal et en bois, sur lesquelles on trouve des camées représentant Napoléon ou Garibaldi, mais d’autres, plus économiques, sont faites en carton, sur lesquelles sont collées des images d’hommes politiques, ou sont reproduits des slogans et des images dotés d’un sens politique fort. Dans les journaux parisiens de septembre 1830, par exemple, est signalée la vente d’environ 500 000 « tabatières nationales » en carton, avec d’un côté « un dessin représentant un trophée formé des trois drapeaux de la République, de l’Empire et de l’indépendance nationale », et de l’autre « la glorieuse cocarde tricolore » (Le Constitutionnel, 23 septembre 1830). Parfois, l’objet porteur d’un message politique participe de sa démocratisation. C’est le cas des éventails : utilisés surtout dans l’Ancien Régime par la noblesse et la haute bourgeoisie, ils sont alors perçus comme un symbole de distinction sociale et de privilège. Au cours de la Révolution française sont produits des éventails dans des matériaux plus simples et moins coûteux, sur lesquels sont apposés des symboles, des portraits, des slogans constitutionnels, puis républicains (fig. 1). Par sa transformation en objet politique, l’éventail devient ainsi non seulement un outil de médiatisation de la politique, mais aussi un accessoire diffusé auprès d’une plus large part de la population.
Objets en action
Pendant les révolutions, ces objets révèlent un double usage d’appropriation symbolique et de propagande. D’abord, la possession et l’utilisation d’objets chargés de significations politiques permettent à leurs propriétaires de témoigner ostensiblement de leur adhésion aux idéaux et aux valeurs qui dominent la scène publique. Pendant la Révolution française, le Triennat libéral espagnol (1820-1823) ou la révolution italienne de 1848, porter une cocarde aux couleurs de la nation ou un mouchoir recouvert d’imprimés patriotiques est un moyen de se situer dans une communauté politique, sans qu’il soit nécessaire de manifester son appartenance d’une autre façon. Des accessoires vestimentaires spécifiques, par leur forme et par leur signification, définissent politiquement ceux qui les portent. C’est le cas des couvre-chefs comme le bonnet phrygien des révolutionnaires français, mais aussi des radicaux britanniques et des démocrates italiens en 1849, ou du chapeau à plumes qui, qu’on l’appelle « d’Hernani », « à l’italienne » ou « à la calabraise », désigne de façon évidente, dans l’Italie de 1848, l’appartenance au camp des patriotes. Une telle connotation conduit les gouvernements de la péninsule Italienne à en interdire l’usage, et à identifier les suspects sur la seule base de la possession de ce couvre-chef. D’autre part, par leur capacité à se fondre dans la vie quotidienne, de tels objets sont largement présents lorsque les idéaux politiques dont ils témoignent sont contraints à la clandestinité. Dans l’Europe des années 1820, circule un grand nombre d’objets quotidiens dotés de symboles ou de propos apparentés aux sociétés secrètes, mais les objets porteurs d’images ou de figures liés à l’épopée napoléonienne sont encore plus répandus. Même si leur production et leur vente sont strictement interdites dans une large partie de l’Europe, les années 1820 et 1830 voient circuler un grand nombre d’objets flanqués d’icônes napoléoniennes, souvent savamment dissimulées (fig. 2) : ils alimentent un mythe où se superposent la nostalgie, le culte de la célébrité, l’opposition à l’ordre de la Restauration et les idées libérales.
Les objets politiques soutiennent également la propagande. Des produits de large consommation ont un rôle central dans la popularisation d’idéaux, de personnages, de symboles politiques, surtout dans les secteurs de la société les plus éloignés du monde de l’écrit et des lieux traditionnels du débat politique (clubs, assemblées). La transposition de portraits de leaders politiques sur des objets courants fait partie de la construction des célébrités politiques : outre Napoléon, des personnalités comme Nelson, Garibaldi, Riego ou encore des radicaux britanniques apparaissent sur des tabatières, des éventails, des mouchoirs, mais aussi à l’intérieur des espaces domestiques (d’après Chateaubriand, en 1822, « le buste de Napoléon était sur toutes les cheminées » d’Angleterre).
Objets en mouvement
Dans la première moitié du xixe siècle, cette riche production d’objets politiques se traduit aussi par la circulation des modèles iconographiques et des matériaux de production. Ainsi, le chapeau à plumes qui identifiait les patriotes italiens de 1848 est porté au même moment par Friedrich Hecker, leader républicain du comté de Bade (fig. 3). Ce chapeau est alors appelé « à la calabraise » (Kalabreser) : il devient l’un des symboles du mouvement démocratique et radical. D’autre part, les objets « politisés » sont aussi des biens de consommation inscrits dans des logiques productives et commerciales, qui dépassent souvent les frontières des États. C’est la « spéculation commerciale » qui conduit ainsi un fabricant de Sarrebruck à envisager de fabriquer, en 1823, plus de 12 000 statuettes de Napoléon pour les exporter en France. Au même moment, la majorité des éventails liés au pronunciamiento espagnol de 1823 viennent en fait des manufactures françaises de Paris et du département de l’Oise, spécialisées dans cette production. C’est encore dans les manufactures parisiennes qu’un dessinateur piémontais réalise, en février 1848, près de 4 000 tabatières en carton avec les portraits de plusieurs protagonistes du mouvement patriotique italien (fig. 4). Ces objets contribuent ainsi à la construction d’un espace politique européen, dont l’unité s’exprime avec force lors de la révolution de 1848.
Au cours des décennies suivantes, la typologie des objets politiques et leurs utilisations évoluent. À partir de 1854, des cartes de visite ornées des photographies de personnages célèbres, y compris des souverains et des hommes politiques, élargissent considérablement le marché du portrait politique à bas coût et font évoluer aussi les modèles de représentation iconographique. La production de ces objets ouvre la voie à leur standardisation, qui se consolide ensuite vers la fin du xixe siècle, alors que parallèlement, leur capacité performative s’atténue. Lorsque s’achève l’époque des révolutions, ces objets semblent disparaître largement de l’espace public, et entrent à l’inverse dans les intérieurs domestiques comme véhicules d’une mémoire à la fois publique et privée.
Traduction de l’italien par Pierre-Marie Delpu.