Aux origines de l’Internationale
Après les révolutions de 1848-1849, le sol se dérobe sous les pieds des militants radicaux, républicains et socialistes. Les réseaux s’étiolent tandis que les nombreux clubs et journaux disparaissent. En même temps, la répression favorise les circulations internationales et, à Londres, où de nombreux exilés français, allemands ou italiens se réfugient, différentes associations internationales se constituent, sans jamais rencontrer une grande audience. Au début des années 1860, plusieurs facteurs favorisent la création de la Première Internationale ouvrière à connaître un véritable succès. L’économie est en expansion, les bateaux à vapeur, les chemins de fer et le télégraphe rétrécissent le monde. L’industrialisation et l’urbanisation de l’Europe accélèrent les migrations ouvrières, alors qu’un marché international du travail se met en place et que, en Grande-Bretagne, le recrutement de briseurs de grève étrangers se répand. Les syndicats et les grèves se multiplient également en France, en Belgique et en Suisse. Des contacts s’établissent, des typographes de Londres envoyant par exemple de l’argent à leurs homologues de Paris lors de grèves en 1852 et 1862. En 1862, Napoléon III finance le voyage d’ouvriers français vers l’Exposition universelle de Londres, et des contacts durables s’établissent entre syndicalistes. Des causes communes, comme l’indépendance de la Pologne, insurgée contre la Russie en 1863, et le Risorgimento italien (1859-1860), contribuent aussi à renforcer ces liens.
Le 28 septembre 1864, à Saint-Martin’s Hall à Londres, 2 000 personnes se pressent pour écouter des délégués français, allemands, italiens ou encore britanniques. Elles fondent l’Association internationale des travailleurs (AIT). Karl Marx, communiste allemand réfugié à Londres depuis 1849, en rédige bientôt l’« adresse inaugurale » et les statuts. L’adresse insiste sur l’unité de la classe ouvrière et sur ses intérêts partagés, par-delà les frontières. Tout en tenant compte de la diversité des courants qui la composent, des owénistes aux coopérateurs, elle appelle les classes laborieuses à « conquérir le pouvoir politique » : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. »
L’AIT, une organisation inédite
L’AIT prévoit des congrès annuels et met en place un Conseil général chargé de coordonner le soutien mutuel et l’information. Dans cette structure se réunissant chaque semaine à Londres et dont l’effectif d’une cinquantaine de membres se renouvelle au fil du temps, Marx, sans occuper de position officielle, joue un rôle essentiel. Il correspond avec de nombreux militants, rédige les textes les plus importants et s’implique dans le fonctionnement quotidien de l’Association. Il aide ses membres à dépasser leurs identités locales, nationales ou de métier, au profit de l’appartenance à une classe commune. En même temps, l’AIT n’est pas « marxiste ». En son sein, des tendances diverses cohabitent, entre les trade-unionistes britanniques, les proudhoniens français, les socialistes allemands, puis les « autonomistes » suisses ou italiens.
Dans un premier temps, l’Association, dont l’internationaliste Bibal disait qu’elle était « un enfant né dans les ateliers de Paris et mis en nourrice à Londres », se développe surtout dans ces deux pays. À partir de 1866, elle bénéficie du développement des grèves en Belgique et en Suisse. Le soutien qu’elle apporte à certaines luttes emblématiques, comme celles des ouvriers bronziers et des tailleurs à Paris, lui confère un certain prestige. Ses congrès de 1868 et 1869, qui adoptent des résolutions en faveur de la collectivisation des moyens de production, l’orientent dans un sens socialiste. Elle étend ses ramifications vers l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas, les États-Unis et, dans une moindre mesure, vers d’autres pays comme le Danemark, l’Autriche-Hongrie, le Portugal, l’Uruguay, l’Argentine et le Mexique. On ne peut aisément préciser ses effectifs, que ses ennemis présentent comme pléthoriques, mais qui n’ont sans doute pas dépassé 150 000 au total. La plupart de ses membres la rejoignent à travers leur syndicat ou lors d’une grève. La solidarité vis-à-vis des grévistes, par des collectes et des prêts, est en effet une de ses grandes forces. Par exemple, le soutien financier apporté en 1867 à la grève des 6 000 ouvriers parisiens du bronze, facilitant leur victoire au terme de six semaines de lutte, renforce le prestige de l’Association.
À une époque où la politique est une prérogative masculine, l’Association est principalement animée par des hommes, issus des principaux métiers de l’artisanat urbain. Elle débat du travail des femmes : les proudhoniens y sont opposés, mais d’autres Français comme Eugène Varlin y sont favorables, tout comme Marx et les trade-unionistes en Grande-Bretagne, où les femmes représentent une part importante dans l’industrie textile. Autre question : les femmes peuvent-elles adhérer ? L’AIT reste un mouvement essentiellement masculin, mais des centaines, peut-être des milliers de femmes y sont actives, à l’instar des Françaises Nathalie Lemel, André Léo, Virginie Barbet et Victorine Brocher, des Américaines Victoria Woodhull et Tennessee Claflin, des Russes exilées Anna Jaclard et Élisabeth Dmitrieff, de la Belge Marie Mineur, de l’Italienne Wilhelmine Müller (Mina Pucinelli), ou encore des Britanniques Harriet Law et Marie Huleck, qui appartiennent toutes les deux quelque temps au Conseil général. Des grévistes, comme les ouvrières ovalistes à Lyon en 1869, et des associations, comme la Mariana Pineda à Cadix, rejoignent également l’Association.
Au cœur des combats de son temps
Celle-ci se positionne sur des questions politiques dépassant les conflits du travail. Elle soutient l’émancipation nationale de la Pologne et de l’Irlande. Pendant la guerre de Sécession, elle appuie résolument l’Union et l’abolition de l’esclavage. En France, elle soutient la république contre l’Empire. Quand la guerre franco-prussienne éclate, elle dénonce en particulier la responsabilité de « Louis Bonaparte » ; après la défaite de Sedan, elle soutient une paix immédiate sans annexion, et les députés allemands internationalistes August Bebel et Wilhelm Liebknecht sont emprisonnés deux ans pour trahison.
En 1871, pendant la Commune de Paris, les Internationaux sont une minorité dans le conseil de la Commune élu le 26 mars, peut-être 17 sur 85, mais ils lui donnent sa dimension socialiste, notamment dans la Commission du travail et de l’échange, où siège l’ouvrier hongrois Léo Frankel. Avec la Semaine sanglante, de nombreux militants comme Varlin sont exécutés et l’Association est interdite en France. Le Conseil général ajoute à son programme l’idée que « la classe ouvrière ne peut se contenter d’occuper la machine de l’État et de la faire fonctionner pour ses propres objectifs ». Il salue la Commune de Paris, « glorieux fourrier d’une société nouvelle », dont « les martyrs sont à jamais dans le cœur de la classe ouvrière ». Des responsables trade-unionistes, sensibles à l’hostilité de la presse et des autorités britanniques à la Commune, désapprouvent ce soutien et se retirent.
L’écrasement de la Commune de Paris et la répression affaiblissent durablement l’AIT. L’opposition des « autonomistes », autour de Bakounine, aux « centralistes », c’est-à-dire à Marx et au Conseil Général, prend plus d’importance. Lors du congrès de La Haye, en septembre 1872, Bakounine est exclu et les autonomistes se retirent, créant une Internationale « anti-autoritaire ». L’AIT ne se relève pas de cette crise. Le Conseil général est transféré vers New York et, le 15 juillet 1876, l’AIT est dissoute.
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Malgré les limites de son développement, malgré ses divisions, l’Internationale représente un jalon dans l’histoire du mouvement ouvrier et, en fin de compte, du socialisme. Elle s’empare de toutes les questions importantes de son temps, et ses positions inspirent des générations de militants. Son héritage le plus durable est peut-être l’idée que, dans un capitalisme de plus en plus mondialisé, où les employeurs mobilisent les ressources de plusieurs pays, la force des travailleurs n’est pas locale, mais transnationale. En 1889, c’est sur cette base que se constitue l’Internationale ouvrière, la « Seconde Internationale », appelée à regrouper des partis de masse.