Jusqu’au début du xxe siècle, La Civiltà cattolica, revue des jésuites italiens fondée en 1850 puis périodique semi-officiel du Saint-Siège, ne publie aucun article traitant explicitement de l’Europe. De même dans les textes du magistère de l’Église, autorité en matière de foi et de morale, on ne trouve aucune trace de la conception catholique de l’Europe. Il faut néanmoins se méfier de ces apparents silences romains. Ils sont déterminés par l’absence d’un objet de confrontation politique immédiate, comme le processus d’intégration européenne au siècle suivant. En réalité, si l’on considère l’histoire des mentalités, l’Europe fut toujours présente, quoique parfois implicitement, dans la culture catholique après la Révolution, par le biais de la construction du mythe de chrétienté médiévale.
Les romantiques redécouvrent le Moyen Âge et mettent en valeur la place de l’institution ecclésiale dans la construction de la civilisation européenne. Le nœud entre christianisme et Europe s’affirme. Et l’identité européenne prend, pour la première fois, un caractère nettement historicisé. Ce lieu commun est partagé par les tendances politiques les plus diverses, d’inspiration catholique ou pas. Chacune d’elle lui donne une signification différente que celle proposée par ses adversaires tout en s’en inspirant volontiers, ce qui permet d’établir une circulation des thèmes et des idées à travers des sensibilités opposées. La Révolution française nourrit la réflexion sur les caractères originaux d’un espace politique et culturel auparavant conçu comme unitaire et désormais bouleversé par la formation des États-nations.
1799 est un tournant. Novalis, jeune apôtre de la génération préromantique, éduqué dans les milieux protestants piétistes saxons, écrit son pamphlet Christentum oder Europa (1826, posthume), œuvre énigmatique qui prophétise la reconstruction, par un concile universel, d’une chrétienté médiévale idéalisée, sous la direction de l’Église de Rome. Il est destiné à devenir une source d’inspiration pour les protagonistes du renouvellement catholique. En même temps, Chateaubriand, dans son exil anglais, achève le Génie du christianisme, qui, dès sa parution en 1802, connaît un succès immédiat. Le chef-d’œuvre de l’écrivain français est l’initiateur d’une tradition voyant dans l’Église du Moyen Âge l’acteur de la fusion de l’élément païen et de l’élément barbare qui serait au fondement de la culture européenne. Cette notion culturelle de l’Europe comme produit de la christianisation se double d’un sens politique de contestation envers la toute-puissance de l’État : l’Église aurait mis un frein au pouvoir et à la violence des autorités publiques, affirmant la liberté de l’individu dans la sphère de la conscience, prêchant la trêve et la paix de Dieu, interdisant l’esclavage. Chateaubriand résume : « La religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres. Le monde moderne lui doit tout. » La croisade est l’apogée de cette Europe qui, unifiée par la foi de l’Église, rayonne sur la Méditerranée. Elle participe donc de la genèse de l’Europe et de la genèse de la modernité. Cette lecture de la chrétienté est reprise d’abord par les historiens libéraux qui, à l’instar du protestant Guizot (Histoire générale de la civilisation en Europe, 1828), considèrent cependant la Réforme comme un évènement positif, une étape du progrès de l’Europe sur le chemin de la sécularisation et de la liberté publique. Cette notion d’Europe, comme espace de liberté forgé par le christianisme, est ensuite récupérée, en un sens tout différent, par les pionniers de la nébuleuse catholique-libérale, notamment par ceux qui se rassemblent autour de Lamennais et font profession d’ultramontanisme, exaltant la fonction civilisatrice de la papauté. Pour Gerbet (article « L’Europe », L’Avenir, 16 mai 1831), l’Europe, née en ce Moyen Âge « berceau prophétique » de la civilisation moderne, malgré une adolescence aussi brillante que troublée (allusion à la Réforme qui a risqué de détruire la religion), a grandi. Elle prépare la civilisation et l’unification religieuse du monde sous la devise « l’Évangile et la liberté ». Telle est la conception que Frédéric Ozanam traduit en interprétation historique, dans ses Études germaniques (1847-1849) et dans ses leçons sur La civilisation au ve siècle (1855), pour défendre l’alliance entre l’Église et la liberté moderne, en s’inspirant de Chateaubriand et de Gioberti.
Les intransigeants ultramontains, attachés à la doctrine romaine et à la personne du pape, qui partagent l’appréciation des limites imposées par l’Église au pouvoir civil, refusent de voir dans les libertés modernes un produit de la chrétienté, et dénoncent leur origine à savoir la dissolution de la civilisation européenne entamée par la Réforme (J. Görres, Europa und die Revolution, 1821). Il s’agit alors de rebâtir l’Europe en rétablissant la chrétienté médiévale par l’assujettissement des États à la direction hiérocratique du pape (Maistre, Du pape, 1819). Dès les années 1850, cette ligne de pensée devient hégémonique au point d’être graduellement érigée en magistère officiel de l’Église après la restauration de la souveraineté temporelle du pontife en 1849, qui retrouve ses États après l’insurrection révolutionnaire. Elle pose en des termes nouveaux le problème des rapports entre la chrétienté et l’État national, dans lequel les intransigeants commencent à reconnaître l’acteur fondamental du devenir historique. Malgré les crises nombreuses entre l’Église et le régime, l’expérience de l’essor de l’éducation et de la presse catholiques dans la France bonapartiste est déterminante : négocier des espaces d’appui réciproque avec l’État autoritaire, jusqu’à sacraliser la cause de ses armées, peut faciliter la reconstruction de l’Europe chrétienne. C’est ainsi que la mobilisation des puissances occidentales contre la Russie orthodoxe lors de la guerre de Crimée paraît une croisade providentielle qui doit aboutir au retour de l’Europe à l’unité catholique et à l’installation d’un ordre politique qu’une voix anonyme appellera « royauté sociale de Jésus-Christ » (Le catholicisme ou la barbarie, 1854).
Cette évolution, bloquée par l’unification italienne, parvient à maturation sous le pontificat de Léon XIII, alors que l’on confie aux associations et partis catholiques la charge de conquérir l’État pour réaliser « l’organisation chrétienne de la société civile » qui avait permis à « l’Europe chrétienne » de garder « la suprématie de la civilisation » et de se montrer « guide et maîtresse » de l’humanité (Immortale Dei, 1885). Ces mots résonnent encore jusqu’à la Grande Guerre, quand Rome voit dans « le retour à la civilisation chrétienne » la seule possibilité de sauver « cette vieille Europe, apostat de son Dieu, qui l’a rendue grande et civile » (E. Rosa, « Le parole del papa e la stampa », La Civiltà cattolica, 66, 3, 1915).