L’échelle européenne est incontournable pour envisager l’histoire de l’anarchisme avant 1914. L’anarchisme « classique » se diffuse dans le dernier quart du xixe siècle, à partir des milieux de la Première Internationale dans le Jura suisse. Il est de plus internationaliste dans son idéologie et transnational dans ses modes de fonctionnement, et ne peut être compris dans un cadre strictement national, tant les circulations de militants, d’idées, d’argent et d’imprimés à travers l’Europe et ses langues lui sont constitutifs. Ce cadre européen canonique est cependant limité et normatif, car l’anarchisme est un phénomène mondial dans ses pratiques et son organisation ainsi qu’au plan théorique. Cette remise en question du cadre européen et de ses impensés idéologiques et historiographiques est d’ailleurs au cœur des travaux actuels sur l’anarchisme.
L’anarchisme classique, enfant de la modernité européenne ?
On peut – à grands traits – dater de la seconde moitié du xixe siècle l’apparition de l’anarchisme comme un mouvement organisé autour d’une idéologie distincte au sein des courants socialistes contemporains, et identifié comme tel. Le Français Pierre-Joseph Proudhon (1909-1865) est généralement considéré comme l’un des pères fondateurs de l’anarchisme, qui reçoit ensuite une impulsion majeure avec les Communes du début des années 1870 et leur répression, puis l’Internationale « anti-autoritaire » (1872). À partir de la fin des années 1870, l’anarchisme est ainsi présent dans toute l’Europe, et particulièrement en Europe du Sud ainsi qu’en France, Suisse ou Belgique. Il est dans l’ensemble possible d’analyser cet anarchisme comme une réponse complexe à la « question sociale » posée par la seconde révolution industrielle, dans laquelle entrent également en jeu les perceptions de l’État et divers héritages politiques et philosophiques. Ainsi, l’anarchisme espagnol fait figure d’exception de par sa chronologie relativement tardive et ses liens étroits avec le syndicalisme. La vigueur de l’anarchisme en France s’explique en partie par les mutations de l’artisanat, l’émergence du prolétariat industriel et la tradition révolutionnaire. En Grande-Bretagne, en revanche, selon la formule de François Bédarida, « l’esprit libéral a joué contre l’esprit libertaire ». En Allemagne, la prépondérance des courants et conceptions marxistes explique en partie le faible écho de l’anarchisme. Et malgré l’influence internationale des théoriciens russes et du nihilisme, l’anarchisme russe est particulièrement actif en exil.
Les circulations de l’anarchisme
Du fait des migrations professionnelles ainsi que des vagues d’exil suscitées par la répression policière et, dans l’Empire russe, par les persécutions antisémites, l’anarchisme est d’emblée un mouvement diasporique. La France compte ainsi des colonies d’anarchistes italiens, espagnols, allemands et d’Europe de l’Est. C’est à Londres que l’un des plus influents anarchistes allemands, l’ancien député du Reichstag Johann Most (1846-1906), chassé par la loi antisocialiste de 1878, passe à l’anarchisme et acquiert une célébrité sulfureuse en 1881 avec son apologie de l’assassinat du tsar Alexandre II dans son journal Freiheit. À partir des années 1880, en réaction à la multiplication des actes terroristes de « propagande par le fait » d’inspiration anarchiste, les expulsions d’anarchistes et la répression intense font de Londres la capitale européenne de l’anarchisme, et un creuset idéologique et stratégique important.
En retour, la traque des anarchistes aux frontières et la conscience de la nécessité d’une intervention concertée pour contrôler le « péril noir » suscitent une internationalisation des pratiques policières, consacrée par le protocole de Rome de 1898. Celles-ci incluent par exemple l’utilisation de fiches anthropométriques sur le modèle conçu par le policier français Alphonse Bertillon (1853-1914).
Les débats idéologiques et stratégiques de l’anarchisme s’inscrivent également dans l’espace européen et au-delà, comme l’illustrent les discussions autour de la violence politique puis de l’organisation et du syndicalisme révolutionnaires, qui s’opèrent notamment entre l’Italie, la France et la Grande-Bretagne, y compris par le biais de périodiques circulant à l’international. Les mobilisations transnationales contre la répression de l’anarchisme en Espagne, qui culminent avec les manifestations mondiales contre l’exécution du pédagogue catalan Francisco Ferrer i Guardia (1859-1909) en 1909 occupent de même cet espace politique transfrontalier.
La Première Guerre mondiale, qui déchire les milieux anarchistes internationaux autour du dilemme du soutien à l’Entente, met un terme temporaire à cette période d’échanges et de coopérations intenses, avant le grand moment internationaliste de la guerre d’Espagne.
Provincialiser l’anarchisme européen
Toutes ces dynamiques opèrent en réalité bien au-delà de l’Europe, dans un cadre qui, s’il n’est pas à strictement parler mondial, s’en approche souvent. Réciproquement, l’anarchisme européen ne peut être saisi dans toute sa richesse en se cantonnant aux frontières européennes. Ainsi, en s’appuyant sur l’exemple des groupes italiens aux États-Unis, Davide Turcato a démontré les réinterprétations majeures rendues possibles par la perspective transnationale, qui bouleverse les chronologies établies et les verdicts hâtifs d’échec de l’anarchisme italien. Cette analyse pourrait être encore élargie pour prendre en compte l’activisme très riche des groupes italiens en Amérique du Sud et au Canada. L’Égypte est un autre creuset important pour les transformations de l’anarchisme européen.
Les circulations d’imprimés anarchistes sont elles aussi mondiales : Errico Malatesta, Pierre Kropotkine (1842-1921) et nombre d’autres auteurs sont lus, traduits et réinterprétés en Asie comme en Amérique du Sud, en Australie et en Afrique du Sud. De même, les périodiques anarchistes les plus influents, comme Les Temps Nouveaux (Paris, 1895-1914), circulent dans le monde entier. Il faut néanmoins se garder des récits diffusionnistes centrés sur l’Europe et l’exportation de son anarchisme, pour faire apparaître des chronologies et des logiques locales mais également des définitions alternatives de l’anarchisme, et ainsi « décoloniser » l’anarchisme européen, comme l’a récemment montré Laura Galiàn.