Le rôle unificateur de la Cour européenne des droits de l’homme
Ce standard européen des libertés trouve essentiellement son origine dans le droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme signée par les États membres du Conseil de l’Europe le 4 novembre 1950. Il a donc une vocation continentale, puisque cette organisation internationale regroupe aujourd’hui quarante-sept États européens. Il offre des garanties d’efficacité, avec la garantie juridictionnelle offerte par la Cour européenne des droits de l’homme dont les décisions s’imposent aux États. Il a enfin une remarquable capacité d’adaptation, car la Cour s’appuie sur le principe selon lequel la Convention est un texte vivant, qui doit être interprété à la lumière des évolutions de la société. La Cour européenne a ainsi pu définir des règles dans des domaines non évoqués par la Convention, domaines aussi variés que les droits des enfants nés par gestation pour autrui ou la protection des personnes face au fichage de données biométriques.
Au fil de ses décisions, la Cour a consacré des droits nouveaux qui se sont imposés, peu à peu, dans l’ensemble des États parties. C’est ainsi que la prohibition des traitements inhumains ou dégradants formulée dans l’article 3 de la Convention est aujourd’hui utilisée pour sanctionner aussi bien les condamnations déficientes d’incarcération des personnes détenues que l’excision des enfants. À ces éléments de fond s’ajoutent des contraintes procédurales imposées par la Cour à l’ensemble des États parties. L’assistance d’un l’avocat dès le début de la garde à vue a ainsi été imposée par la Cour, d’abord à la Turquie par un arrêt Salduz du 27 novembre 2008, puis à la France par la décision Brusco du 14 octobre 2010.
Cette construction normative, dont on pourrait citer de multiples exemples, n’a pas suscité d’opposition de l’Union européenne dont le rôle initial n’était pas de promouvoir les libertés. L’Union est née de la conscience qu’avaient ses promoteurs que les solidarités économiques et politiques permettaient de garantir la paix entre des États marqués par les guerres. La seule liberté juridiquement garantie par le traité de Rome était alors la liberté de circulation des personnes et des biens. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, premier texte à développer une conception globale des libertés dans l’Union, n’a été adoptée qu’en 2002 au Conseil européen de Nice, et n’a acquis une valeur juridique qu’en 2007 avec le traité de Lisbonne. Elle ne lie pas tous les États, le Royaume-Uni, la Pologne et la République tchèque ayant négocié un régime dérogatoire. Elle ne couvre pas davantage l’ensemble des libertés, les droits sociaux n’y figurant que très modestement.
L’Union européenne a donc préféré s’approprier les droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme. La Charte des droits fondamentaux elle-même, dans son Préambule, « réaffirme les droits qui résultent […] de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ». La Cour de justice de l’Union européenne n’hésite pas, de son côté, à se fonder directement sur la Convention européenne, estimant par exemple que le droit de propriété pourtant consacré par les textes communautaires doit également être apprécié au regard du Protocole additionnel à la Convention qui le garantit.
Aujourd’hui, une procédure d’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme est engagée. Elle est cependant loin d’être achevée, d’autant que la Cour de justice de l’Union européenne a rendu, le 18 décembre 2014, un avis négatif à cette décision, estimant que le projet qui lui était soumis n’était pas conforme aux traités.
Les oppositions
Cet avis de la Cour de justice témoigne de l’ampleur des oppositions à l’émergence d’un standard européen en matière de libertés.
L’opposition la plus visible, mais peut-être la plus conjoncturelle, est celle qui vient de l’intérieur du Conseil de l’Europe, en particulier du Royaume-Uni. Le gouvernement conservateur britannique annonce sa volonté de « rétablir la souveraineté de Westminster » en modifiant le Human Rights Act de 1998 qui impose aux tribunaux britanniques d’appliquer la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. L’objet n’est pas le retrait de la Convention européenne, décision politiquement délicate dès lors que le Royaume-Uni fait partie des États fondateurs du Conseil de l’Europe. Au contraire, il déclare son attachement au texte de la Convention, mais envisage de considérer les décisions de la Cour comme autant d’avis consultatifs qui ne lient pas les juges britanniques.
L’opposition s’est cristallisée autour de quelques décisions jugées emblématiques de cette « intrusion » dans la souveraineté du Royaume-Uni. L’opinion se montre ainsi très hostile à une jurisprudence qui sanctionne un droit pénitentiaire interdisant systématiquement l’exercice du droit de vote à toutes les personnes détenues. Quant au gouvernement, il s’irrite surtout des arrêts de 2011 Al Skeini et Al Jedda qui ont condamné le Royaume-Uni pour différentes exactions commises par des soldats britanniques en Irak. Cette opposition britannique est loin d’être isolée, et trouve un écho favorable dans de nombreux États, dont la France, en particulier au sein des mouvements eurosceptiques.
Une opposition « de l’extérieur », plus discrète mais plus puissante, soutient les efforts britanniques. Les États-Unis s’efforcent en effet d’empêcher l’émergence d’un standard européen des libertés. Dans bien des domaines, les normes européennes se montrent en effet plus exigeantes que le droit américain.
Il en est ainsi du droit au respect de la vie privée. Aux États-Unis, l’information, même privée, est un bien qui peut circuler librement et faire l’objet d’une utilisation commerciale, par exemple pour établir des profils de consommation. La vie privée est protégée, fort modestement, par la voie contractuelle. L’Europe, en revanche, fait prévaloir le secret de la vie privée sur la liberté de l’information et impose des règles trouvant leur origine formelle dans des lois ou des conventions internationales.
Cette opposition s’est incarnée dans le conflit récent qui a opposé Google à l’Union européenne. S’appuyant sur des dispositions contractuelles, Google refusait systématiquement aux internautes l’exercice du droit à l’oubli, c’est-à-dire le droit d’obtenir le déréférencement de données attentatoires à la vie privée. Dans une décision du 13 mai 2014, la CJUE déclare que le droit à l’oubli est applicable aux moteurs de recherche, imposant dès lors à ces derniers l’application du droit européen de la protection des données.
L’émergence d’un standard européen, et donc d’un droit continental des libertés, apparaît certes comme un moyen d’unification de l’Europe autour de principes communs. Sur ce point, les résultats sont loin d’être négligeables si l’on considère que certains États du Conseil de l’Europe ne sont devenus que récemment des États de droit. Mais, et c’est peut-être l’enjeu le plus important, ce standard européen des libertés est aussi l’instrument d’une construction juridique suffisamment puissante pour s’opposer à l’application du droit américain dans l’ensemble de l’Europe.