Liberté et citoyenneté en Europe

Approche philosophique de la citoyenneté européenne

La notion de citoyenneté européenne est floue. Sur le plan axiologique, elle repose à la fois sur un ensemble de valeurs et sur un traité constitutionnel. Sur le plan juridique, le traité constitutionnel ne confère aux habitants des États-nations européens la qualité de citoyens européens que dans la mesure où ils sont déjà citoyens de leurs États respectifs. L’article explore les déficits démocratiques et les déficits de légitimité qui en résultent ainsi que les conditions d’une réalisation effective d’une citoyenneté trans- ou supranationale.

Placard portant l'inscription « Ici on s'honore du titre de citoyen »
Sommaire

Les valeurs fondamentales déclarées par l’Union européenne sont la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, la solidarité, l’État de droit et le respect des droits de l’homme. Depuis la signature du traité de Lisbonne en 2007, tous ces droits sont réunis dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE proclamée solennellement lors du Conseil européen de Nice en décembre 2000. Le traité constitutionnel intègre cette Charte dans sa partie II. L’Union européenne se dote ainsi d’un catalogue des droits fondamentaux juridiquement contraignant pour l’Union, ses institutions, agences et organes, mais aussi pour les États membres en ce qui concerne la mise en œuvre du droit de l’Union. Les institutions européennes, de même que les États membres, ont l’obligation conventionnelle de le respecter dès lors qu’elles appliquent la législation européenne.

Enjeu : l’État de droit, garantie de la liberté

L’ordre dans lequel ces valeurs fondamentales sont exposées mérite une interprétation. La logique de la Charte est celle des droits de l’homme, ce qui explique qu’elle commence par la dignité et n’aborde les aspects concrets de la citoyenneté et de l’exercice de la justice qu’en dernier, aux chapitres V et VI. Il n’en reste pas moins que le respect de l’État de droit est le préalable pour la protection de toutes les valeurs fondamentales. Depuis 2009, la Commission européenne a plusieurs fois fait face à des situations de crise qui ont révélé, dans certains États membres, des problèmes spécifiques liés à l’État de droit. En réponse à des mesures contestables prises en 2013 par le Premier ministre hongrois Viktor Orban, la Commission européenne a adopté en mars 2014 un nouveau cadre pour faire face aux menaces systémiques qui pourraient peser sur l’État de droit dans n’importe lequel des 28 États membres de l’UE.

Ce que la Commission entend par État de droit est le respect des droits de l’homme définis par la Charte et le respect des traités. Elle fait donc comme si ces derniers instauraient un État de droit à l’échelle de l’UE. « La Commission européenne est la gardienne des traités – et doit donc être aussi l’une des gardiennes de l’État de droit », a déclaré Viviane Reding, vice-présidente et membre de la Commission chargée de la justice. À l’inverse, on est en droit d’exiger, quelle que soit la primauté du droit de l’UE par rapport à celui des États membres, que la construction de la communauté transnationale se fasse sans régression par rapport au niveau de légitimation sur lequel reposent les souverainetés nationales : une « transnationalisation de la souveraineté populaire sans réduction du niveau de légitimité », dit Jürgen Habermas. « C’est l’État fondé sur une constitution qui fait des membres de la société des citoyens démocratiques. […] Aujourd’hui, c’est au niveau européen que nous devons chercher à donner un prolongement à l’héritage républicain de l’État-nation. » (Habermas, 2005.)

La notion de citoyenneté européenne

Cette exigence ne constitue en rien un repli sur l’État-nation, dont Habermas a bien au contraire constaté l’affaiblissement. « Il ne faut pas confondre la nation des citoyens avec une communauté de destin marquée par une origine, une langue et une histoire communes. […] La citoyenneté démocratique crée une solidarité entre étrangers, solidarité abstraite et fondée sur le droit. » Habermas rappelle au même endroit que cela vaut aussi pour les interprétations religieuses du monde et que toute recherche de l’identité européenne du côté d’une identité religieuse remettrait en question « l’appropriation intellectuelle d’un riche héritage juif et grec, romain et chrétien ». Elle affaiblirait en même temps la capacité à faire face de façon constructive à la nouvelle vague d’immigration due à la globalisation alors que la culture politique européenne a justement appris à faire coexister « un spectre complet d’interprétations concurrentes ».

Si l’on prend au sérieux la définition de la citoyenneté comme participation à la souveraineté, elle n’existe pas avant l’acte constitutionnel qui tout à la fois constitue l’État et élève le citoyen à l’exercice de sa potentialité de citoyenneté en faisant de lui le sujet constituant. Du coup, la question de savoir si les citoyens de l’Union ne deviennent citoyens qu’en concluant l’Union, ou s’ils le sont originellement, n’est pas anodine.

À cet égard, force est de constater que, dans les textes successifs destinés à régir le fonctionnement de l’Europe, la notion de citoyenneté européenne est floue. Dans le traité de Maastricht elle recouvre des droits hétérogènes qui relèvent pour les uns du droit international, pour les autres soit du droit public, soit du droit privé : droit de séjour et de circulation sur le territoire de l’Union (art. 18), droit de vote et d’éligibilité aux élections locales et européennes dans l’État-membre de résidence pour les ressortissants européens (art. 19), droit de protection des autorités diplomatiques et consulaires des pays tiers (art. 20), droit de pétition devant le Parlement européen (art. 21), droit de saisie du médiateur européen (art. 22).

Mais le « citoyen européen » n’est rien s’il n’est pas déjà citoyen français, allemand, grec, etc. Il bénéficie seulement de ce que le protocole sur le droit d’asile annexé au traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997 appelle un « statut spécial ». Certes, l’article I-6 du « Traité établissant une constitution pour l’Europe » de 2004 déclare que la Constitution va plus loin que tous les traités antérieurs puisque le droit de l’Union doit prévaloir au droit des États-membres. Mais l’article I-10 concède, à l’inverse, que « la citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas ». Nous avons donc affaire à une construction « constitutionnelle » qui s’affranchit de la souveraineté populaire, en contradiction avec le principe démocratique énoncé dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 (Préambule) et repris dans la partie II du Traité constitutionnel.

L’Union n’a pas la compétence d’accorder la citoyenneté européenne ; l’attribution de la citoyenneté continue de relever de la compétence des États nationaux. Le « Traité établissant une constitution pour l’Europe » ne va pas au-delà de la décision du Conseil constitutionnel français en date du 20 mai 1998 : la citoyenneté européenne est « autorisée » mais nullement fondée par la Constitution française. Il n’y a donc pas de « citoyenneté européenne » au plein sens constitutionnel du terme. Les ressortissants de l’Union forment une catégorie de citoyens d’un type particulier, bénéficiant d’un « statut spécial ». En France comme en Allemagne, les étrangers européens restent exclus de la jouissance des droits politiques. Dans l’état actuel des textes, tant internes que communautaires, et des décisions des juges constitutionnels, la « citoyenneté européenne » demeure une extension spéculative et rien n’autorise à voir en elle le prélude à une nationalité européenne commune, à quelque chose comme un « peuple européen » – sauf si on entend par « peuple » une donnée naturelle.

Certains juristes estiment du même coup qu’une constitution européenne supranationale est superflue, voire qu’elle n’est pas souhaitable. Il suffit de concevoir l’Europe comme un « Verfassungsverbund », un regroupement constitutionnel. Cette position comporte toutefois un inconvénient. Du fait de l’affaiblissement de l’État-nation, l’absence de citoyenneté supranationale ne permet pas d’endiguer le risque de régression à la nationalité comme donnée première, synonyme de peuple, au sens étroit et « völkisch » ou du moins de communauté nationale fermée.

Les déficits démocratiques

Stricto sensu, les citoyens des différents États ne participent, en tant que « citoyens de l’Union », à la souveraineté européenne que par le truchement de la citoyenneté nationale. Ce qui s’est imposé – avec des conséquences funestes pour la constitution d’un espace public européen –, c’est une Europe intergouvernementale, une Europe des États, une Europe qu’on pourrait qualifier de néo-Ancien Régime puisqu’elle repose sur des arrangements entre puissances qui relèvent certes du droit des peuples mais ne ressortissent en rien au droit constitutionnel. Malgré le résultat étriqué du référendum français sur Maastricht, la façon dont on a traité les Danois après Maastricht, en les priant de revoter dans le « bon » sens, a consacré le divorce entre la logique intergouvernementale et la souveraineté populaire.

D’après le premier article du « Traité établissant une constitution pour l’Europe », c’est « au nom des citoyens et des États d’Europe » que ce traité-constitution a été élaboré. Mais qu’entend-on par État dans cette formule dite « de la double majorité des États et des citoyens » (Habermas, 2006) ? La confusion qu’elle entretient entre l’État souverain et l’État de droit constitué de citoyens qui déterminent leur destin fait passer l’intergouvernementalité pour l’expression des citoyens alors qu’elle « ignore les délibérations publiques et ne procède que par négociations à huis clos ».

Malgré l’extension récente de ses pouvoirs, la place du Parlement européen dans le dispositif institutionnel de l’Union ne corrige pas cette absence de légitimité démocratique. C’est la Commission qui détient le pouvoir d’initiative en matière de législation ; non seulement elle fait fonction d’exécutif mais, instance non élue, elle est pourtant la seule, selon l’art. II-26-2, à pouvoir proposer des lois. Le Conseil des ministres décide et le Parlement appuie sa décision, pour autant qu’il soit consulté. Le Conseil et la Commission agissent comme des « organes indépendants » dans l’intérêt de la communauté, les ministres sont déchargés de toute responsabilité devant le Parlement européen. Ce dernier est juxtaposé aux parlements nationaux au lieu qu’il y ait une forme d’intégration du « bas » vers le « haut », de la base des démocraties parlementaires nationales vers la représentation parlementaire supranationale.

Les conditions économiques

Les déficits de légitimité s’accroissent à la mesure des déficits économiques. L’histoire de la citoyenneté n’est pas l’histoire de droits civiques désincarnés mais celle d’une reconnaissance à la fois civile, politique et sociale. Or il suffit de consulter la partie II du Traité pour constater que les questions sociales ne font pas partie des droits fondamentaux (les droits-créances sont réduits à des « droits d’accès » – à la sécurité sociale par exemple –, le « droit de travailler » se substitue au droit au travail qui a sa place, en revanche, dans la constitution française). Pire encore : l’article III-210-2 interdit aux États membres de prendre des mesures allant dans le sens d’une harmonisation sociale.

Le problème de fond est l’incompatibilité d’un projet de citoyenneté avec une harmonisation par le bas, selon le critère du moins disant. Or c’est clairement la ligne qu’encourage la politique libérale de la Commission européenne et qui a été aggravée par la nature des « solutions » apportées à la crise, lesquelles reposent sur la pénurie des biens sociaux à redistribuer et misent sur l’austérité.

Le fondement de l’État social fordiste, qui était une forme d’individualisme privé conjugué avec un collectivisme public, est de plus en plus sapé par la destruction systématique des services publics, qui s’accompagne de facto d’un accroissement des injustices distributives. Il en résulte que plus l’Europe devient néo-libérale, moins existe le socle axiologique assurant un espace public européen et plus sa capacité à réaliser le libéralisme politique dont elle se réclame est rendue problématique.

Les scénarios optimistes, l’argument téléologique

La démarche technocratique (open method of coordination, path dependence) repose sur l’inéluctabilité des contraintes fonctionnelles. Elle peut être illustrée par l’évolution juridique. D’une part, le droit de l’Union l’emporte sur les droits nationaux, mais de l’autre les tribunaux nationaux doivent être conçus comme les garants légitimes de l’ordre légal établi par les constitutions des États membres, c’est-à-dire les garants du principe même de l’État de droit. Du point de vue rationnel tout se passe comme si le pouvoir judiciaire européen résultait du fait que deux contractants s’étaient entendus sur la création d’une instance commune distincte de celles qu’ils représentent. Habermas parle d’une « communauté constitutionnelle » (Verfassungsgemeinschaft).

Les multiples conflits qui ont marqué l’histoire sur le continent européen fournissent également la motivation nécessaire pour mettre à distance les partis pris et pour surmonter les particularismes. En somme, comme le rôle civilisateur de la guerre chez Kant, ce passé commun a créé des formes d’intégration sociale qui ont marqué la modernité en Europe.

Cet optimisme téléologique n’est pas sans ambiguïté. « Les fonctionnalistes, commente Habermas, y voient la confirmation de leur hypothèse selon laquelle la volonté politique de créer un espace économique et monétaire unique a produit des contraintes fonctionnelles qui, pour être surmontées, ont mobilisé beaucoup d’intelligence et d’ingéniosité et ont généré du même coup un réseau toujours plus dense d’interdépendances. » En vertu de la même logique, les activités des partis politiques et même celles des lobbies se déportent de plus en plus vers le « centre » européen (Bruxelles ou Strasbourg). Dans cette hypothèse optimiste, c’est la société civile qui redevient motrice. D’un autre côté cependant, Habermas se demande ce que devient la liberté dans les réseaux : « Dans un monde où toutes les relations passent par des réseaux anonymes […] les processus de la société mondiale n’en sont pas moins, d’une manière ou d’une autre, spontanément réglés par la “logique de réseau”, de sorte que les citoyens qui s’y exposent voient immédiatement leur autonomie tronquée de ses composantes d’autodétermination civique et politique, et par conséquent réduite à l’autonomie privée. »

L’interaction entre les États nationaux et la citoyenneté européenne

Le problème que pose la « mondialisation » réside dans la substitution potentiellement totale de réseaux à l’identification à une culture commune, qu’elle soit pré-moderne, moderne (langue, culture) ou contemporaine au sens des historiens (État-nation, citoyenneté). L’appartenance nationale, à la condition qu’elle prenne une forme « post-traditionnelle » et républicaine, peut répondre à ce défi tout en se substituant à des obédiences communautaires et raciales. Dans Zur Verfassung Europas Habermas insiste sur la continuité entre la naissance de l’État moderne, les identifications à la fois nationalistes et démocratiques du xixe siècle, qui ont rendu les citoyens solidaires, et le projet d’une solidarité trans- ou supranationale. La solidarité sert, à l’instar de l’égalité, de fondement pour un « contrat social européen ». Par elle la citoyenneté retrouve la communauté de destin mais sous une forme post-traditionnelle et républicaine.

Le concept à la fois vide et lourd de « communauté de destin » sert dans la construction constitutionnelle européenne de cheville entre la fatalité des faits accomplis auxquels on ne peut se soustraire et une légitimité culturelle ou civilisationnelle, entre les faits et les valeurs et du même coup aussi entre les faits et le droit. Il est pour cette raison, du point de vue de la philosophie politique, un des points faibles – et le plus faible peut-être, tant son rôle de cheville est primordial – du projet de constitution comme projet constitutionnel.

Au fil de ses réflexions et interventions sur la citoyenneté européenne, Habermas a acquis la conviction que c’est la forme historique de l’État-nation républicain qui a assuré l’intégration sociale, en dépit de la différenciation croissante des sociétés modernes. Habermas ne plaide nullement pour un renoncement complet au cadre d’intégration de l’État national. La question est plutôt d’imaginer des structures européennes qui puissent en prendre le relais tout en s’appuyant éventuellement sur lui, de telle sorte que « les citoyens d’un État donné aient part au travail législatif supranational en coopération avec les citoyens des autres États concernés, et cela sur la base de procédures démocratiques ».

Si l’on ne veut pas s’enliser dans l’alternative entre fédération d’États et État fédéral, il est recommandé d’introduire les mêmes personnes (ou leurs représentants) en tant que sujets constituants dans deux rôles différents : à savoir dans le rôle de citoyens (futurs) de l’Union aussi bien que de citoyens des États membres. Les mêmes personnes, car il ne peut y avoir plusieurs sujets constituants. Ce qui est en jeu dans l’articulation juridique et technique des compétences au sein de la gouvernance européenne, c’est le contrôle et l’exercice de la souveraineté, en d’autres termes la citoyenneté. Les questions de « réserve » dans l’abandon des compétences de souveraineté, ou de « compétence de compétence » n’ont de sens que dans ce cadre et dans ce registre technique. À défaut qu’il existe – qu’il puisse exister d’emblée – une citoyenneté et donc une constitution européenne, la question n’est pas de savoir qui détient la formule magique mais comment on peut assurer non pas un transfert ou un abandon, mais une transition et une translation en continuité entre citoyenneté nationale et citoyenneté européenne.

Citer cet article

Gérard Raulet , « Liberté et citoyenneté en Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 06/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12384

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Zarka, Yves-Charles (dir.), Refaire l’Europe. Avec Jürgen Habermas, Paris, PUF, 2012.

Vidéos INA

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