Itinéraire d’un homme
Né le 29 septembre 1936 à Milan dans une famille de la moyenne bourgeoisie, après ses études de droit et avoir exercé les métiers de vendeur et de chanteur de variété, Silvio Berlusconi entame une carrière dans l’immobilier. La construction d’une résidence pour cadres, Milano 2, près de Milan le fait connaître. Il investit ensuite dans la télévision au niveau local en contournant le monopole de la RAI, la télévision publique, puis sur tout le territoire. Rapidement, il en vient à posséder trois chaînes, Canale 5, Italia 1, Rete Quattro. Ses soutiens politiques, notamment ceux du socialiste Bettino Craxi, lui permettent d’obtenir en 1990 la reconnaissance légale du duopole télévisuel qu’il a instauré de fait avec, d’un côté, la RAI, de l’autre le groupe privé regroupé sous le nom de Mediaset, les deux pôles se partageant la moitié de l’audience des téléspectateurs. Sa télévision commerciale attire un large public avec des émissions de variété présentées par des animateurs populaires entourés de jeunes femmes dénudées (les « veline »), des séries américaines et les premières expériences de télé-réalité. Ses programmes véhiculent de l’insouciance, du rire, de la joie de vivre, de l’optimisme et ce « bon sens populaire » que revendique haut et fort celui que l’on surnomme de plus en plus Il Cavaliere parce qu’il avait reçu en 1977 la distinction officielle de Cavaliere del Lavoro (Chevalier de l’ordre du mérite et du travail). Sa holding Fininvest contient également la régie publicitaire Publitalia, le club de football du Milan AC et la société Mondadori qui regroupe des maisons d’édition et des organes de presse.
Une révolution politique
Au début des années 1990, un tremblement de terre politique secoue la péninsule. L’effondrement du bloc communiste amène le Parti communiste italien, le plus puissant de l’Europe occidentale, à changer de nom en 1991 : il s’appelle d’abord PDS (Parti démocratique de gauche) puis, au fur et à mesure, que s’agrègent des militants et des responsables venus d’autres expériences que celle du communisme, en 1998 DS (Démocrates de gauche), enfin PD, Parti démocrate en 2007. En 1992, l’opération « Mains propres » des juges de Milan révèle l’ampleur de la corruption touchant les partis qui sont au gouvernement et provoque la disparition de presque toute la classe politique. En janvier 1994, Silvio Berlusconi se lance donc en politique. Le 26, il réalise une vidéo diffusée en continu sur ses chaînes qui révolutionne la communication politique. Il s’érige en un homme nouveau, libéral, moderne, hostile à la gauche et promet richesse et félicité aux Italiens. Il crée Forza Italia (« Allez l’Italie »), un parti totalement dévoué à sa personne. Il scelle une alliance avec la Ligue du Nord, parti régionaliste et autonomiste, et avec l’Alliance Nationale (AN), une formation postfasciste. La coalition emporte les élections avec 42,8 % des suffrages et Forza Italia devient le premier parti italien avec 21 % des voix. Silvio Berlusconi accède à la Présidence du Conseil dont il doit démissionner en janvier 1995, la Ligue faisant tomber le gouvernement, en accusant Berlusconi de ne pas promulguer une réforme en faveur du fédéralisme de l’Italie ; en réalité, il s’agit pour son chef, Umberto Bossi, d’essayer d’affaiblir le président du Conseil.
Toutefois, cet échec ne décourage pas Berlusconi qui, déjouant de nombreux pronostics, ne renonce absolument pas à la politique. Au contraire, il prend sa revanche en 2001 en guidant une coalition avec la Ligue et AN qui obtient plus de 45,6 % des voix, Forza Italia dépassant les 29 %, son record historique. Il reste au pouvoir pour une législature entière et perd de peu en 2006 face au leader du centre gauche, Romano Prodi, qui l’avait déjà battu en 1996. Il l’emporte encore en 2008 alors qu’il dirige le Parti des libertés (PDL) fondé la même année et qui rassemble toutes les composantes du centre droit et de la droite. Cependant, trois ans plus tard, il se voit contraint une nouvelle fois de remettre sa démission : la détérioration des finances publiques et de l’économie italienne due entre autres à la crise mondiale de 2008, et les révélations sur sa vie privée dissolue l’ont affaibli. Elu sénateur en 2013 pour Forza Italia, il est déchu de ce mandat parlementaire après une condamnation de la justice à une peine d’un an de travaux d’intérêt général. Après l’avoir effectuée, il est de nouveau élu au Sénat en 2018 ainsi qu’en 2022 pour Forza Italia, le PDL ayant éclaté en 2013. Malade, il a perdu de son aura et son parti ne recueille qu’un peu plus de 8 % des voix. Aux élections de 2022, la coalition de centre droit est devenue une coalition de droite centre, dans laquelle les berlusconiens sont minoritaires et dominés par le parti Frères d’Italie, emmenée par Giorgia Meloni, désormais présidente du Conseil. Silvio Berlusconi décède le 12 juin 2023.
Silvio Berlusconi, populiste
Silvio Berlusconi utilise son argent pour ses campagnes électorales fort coûteuses, se sert à plein régime son empire médiatique, recourt à un langage simple souvent outrancier pour s’adresser à « son » peuple dont il n’exalte pas tant la souveraineté politique, comme d’autres populistes, que son appétence pour la consommation. Aussi ses télévisions lui offrent-elles une version moderne du panem et circenses des Anciens : strass, paillettes et sexe. Cela a amené certains auteurs à faire de Berlusconi l’inventeur du télépopulisme. Davantage encore, il s’érige en exemple à imiter, en cherchant à faire croire à tous les Italiens qu’à leur tour, comme lui, ils peuvent s’enrichir et rester éternellement jeunes, ce à quoi il s’emploie en pratiquant la chirurgie esthétique. Comme leader, jouant sur le sentiment antipolitique d’une large partie des Italiens, il prétend être différent des politiciens classiques qu’il fustige, d’où ses multiples provocations. Dans le même temps, il affirme sans sourciller être le plus grand homme d’Etat de l’Italie depuis son unité.
Silvio Berlusconi a forgé le berlusconisme reposant sur des références contradictoires. Il associe au départ le libéralisme, jamais vraiment mis en pratique lorsqu’il est au pouvoir, l’éloge de la liberté individuelle ce qui signifie selon lui de s’affranchir des règles et des lois, l’ambition de moderniser l’Italie, la défense de la famille et de la religion, la référence à l’Europe (Ill. 1), la fierté nationale, les promesses de bien-être et d’accès de tous et de toutes à la consommation. Pour exister, le berlusconisme n’a pas tant besoin d’attaquer les élites, à la différence d’autres populistes, que la gauche demeurée selon lui éternellement communiste et synonyme d’Etat envahissant, d’impôts massifs et de juges « rouges » qui le persécuteraient. En outre, il dénigre la gauche parce qu’il la juge triste, pessimiste, sinistre, tandis que lui incarnerait la joie de vivre, la réussite matérielle, la possession du corps des femmes réduites à de simples objets sexuels. Les artisans, les commerçants, les chefs de petites entreprises, les femmes au foyer, les catégories populaires du sud de la péninsule, les catholiques, du moins jusqu’aux révélations sur ses frasques sexuelles, et les téléspectateurs fascinés par ses chaînes constituent sa base électorale.
L’avenir de Forza Italia s’avère incertain après le décès de son géniteur. Selon un sondage IPSOS-Italie réalisé après le décès de Berlusconi, le bilan du berlusconisme s’avère mitigé : 42 % des Italiens le considèrent négatif, 39 % positif, 19 % étant sans opinion. Pour un sondé sur deux, il a profondément marqué les valeurs, les comportements et les opinions des Italiens. En effet, Berlusconi laisse un héritage : en particulier, l’accentuation de la défiance historique de nombreux Italiens envers l’Etat, l’individualisme débridé, le rejet viscéral des impôts, la personnalisation politique à outrance. La trajectoire de Silvio Berlusconi n’est pas que le symptôme des mutations de la démocratie italienne mais plus généralement celui de nos démocraties contemporaines caractérisées par la personnalisation et la médiatisation de la politique (Ill. 2). Ainsi, et au-delà des spécificités de l’Italie et celles des Etats-Unis, Berlusconi semble préfigurer l’odyssée de Donald Trump.