Le terme de « populisme » n’est pas employé par les contemporains de L’Uomo qualunque (Uq), mouvement politique italien actif entre 1945 et 1948 dont le nom signifie « homme de la rue » ou « homme normal ». Pourtant, à partir du milieu des années 1990, elles-mêmes marquées par le renversement des partis traditionnels et l’émergence de la figure de Silvio Berlusconi, plusieurs publications le présentent en archétype d’un « populisme à l’italienne » qui courrait de l’Uq au Mouvement 5 étoiles, à la Ligue de Salvini et à leurs épigones. Parallèlement, le terme qualunquista est passé dans le vocabulaire italien, à l’image du « poujadisme » français, pour qualifier – et critiquer – une tendance à la protestation non argumentée. L’analyse de l’Uq interroge les caractéristiques du populisme tout en permettant une approche plus nuancée de ce mouvement.
Une idéologie populiste
Le mouvement politique, créé à l’été 1945, tire son origine d’un journal hebdomadaire dont le premier numéro paraît le 27 décembre 1944 (ill. 1). Fondée par Guglielmo Giannini, un dramaturge napolitain novice en politique (ill. 2), la publication connaît un succès fulgurant, dans un contexte de sortie de guerre tendu. L’Italie, en effet, se trouve coupée en deux, depuis le débarquement en Sicile de juillet 1943 et jusqu’à la libération du nord du pays au printemps 1945, entre la République de Salò, au nord, régime fasciste dans lequel les affrontements avec la Résistance prennent des airs de guerre civile, et l’Italie libérée et occupée par les Alliés, où les partis antifascistes se structurent et tentent de préparer le retour à la vie démocratique. Dans ce cadre, ce journal s’adresse avant tout à un électorat conservateur méridional, dans lequel les professions libérales sont surreprésentées, qui s’effraie des excès de l’épuration et de l’influence du marxisme dans la vie publique italienne. La critique de l’antifascisme est ainsi l’obsession de la première période de l’Uomo qualunque, qui se pose en unique recours des honnêtes gens désireux de vivre de leur travail sans s’occuper de politique.
Pour autant, Giannini ne compte pas au nombre des admirateurs du Duce. Au contraire, il renvoie dos à dos fascistes et antifascistes, accusés de perpétuer une même oppression. Dans ses écrits, il martèle avec force ce qui constitue le plus petit dénominateur commun de tous les mouvements dits populistes, en opposant deux catégories présentées comme étanches et inégales : les élites d’un côté et le peuple de l’autre. Au terme de « peuple », trop proche d’un vocabulaire de lutte des classes, l’auteur préfère celui de « Foule » (employé toujours avec une majuscule), dominée au cours de l’histoire par les « hommes politiques professionnels », qui, tous, se valent, des pharaons aux hiérarques fascistes. La radicalité de cette philosophie populiste est telle que Giannini considère toute idéologie comme le paravent de la confiscation du pouvoir par une minorité. Dans ce contexte, la transition démocratique après la fin de la guerre et du régime fasciste n’est présentée que comme la tentative de remplacement d’un personnel politique par un autre, nullement plus légitime.
La critique porte non seulement sur l’incompétence ou la corruption d’une élite qu’il faudrait rénover ou remplacer, mais sur la politique elle-même. L’État, pour Giannini, devrait se limiter à des fonctions « administratives », en s’ingérant le moins possible dans la vie quotidienne des citoyens. Il développe cette expression et cette philosophie politique dans son ouvrage La Folla [La Foule], publié en 1945. Le symbole du mouvement de l’Uomo qualunque, repris sur la une de son journal puis sur les cartes du parti, représente cet homme « normal » sous les traits d’un bourgeois littéralement écrasé par l’oppression étatique symbolisée par une presse. De ses poches s’échappent des pièces de monnaie, allusion aux ressources confisquées par l’impôt.
À cette vision, qui emprunte aux critiques libérales classiques, s’ajoutent des propositions plus radicales qui démontrent que le populisme n’est pas par nature antidémocratique : pour Giannini, n’importe quel citoyen titulaire d’un équivalent du baccalauréat peut devenir ministre ou chef de l’État. Il fait l’éloge du tirage au sort pour désigner des représentants de la nation, dont la charge, limitée à un an, consisterait à contrôler les administrations. Les parlementaires, à l’image de tous les élus, sont classiquement caricaturés comme des profiteurs exclusivement mus par l’ambition personnelle et l’intérêt.
La trajectoire météoritique du parti politique
Son rapide succès d’audience pousse Giannini à transformer son courant d’opinion en parti politique dont l’ambition est de présenter des candidats aux premières élections de l’Italie libérée : le Front de l’Uomo Qualunque. L’éditorial du 8 avril 1945 justifie l’organisation d’un « parti des sans-parti », dont le programme serait constitué par les contributions volontaires des lecteurs. La force politique se structurerait ainsi « spontanément » et sans intermédiaires bureaucratiques. L’organisation reposerait sur des « noyaux » locaux entièrement indépendants, élisant chacun leurs représentants.
Le succès est d’abord éclatant, notamment auprès de l’électorat du sud de l’Italie, qui n’a pas connu de mouvement de résistance armée, contrairement au nord, et où une partie de la bourgeoisie ne partage pas les principes politiques de l’union antifasciste. Les élections législatives du 2 juin 1946 permettent ainsi à trente députés de l’Uomo Qualunque d’entrer à l’Assemblée constituante, tandis que les élections municipales de l’automne de la même année en font le premier parti du Mezzogiorno. Pourtant, très rapidement, les contradictions éclatent. D’abord au sujet de la ligne politique : la Démocratie chrétienne refuse en effet toute alliance avec le Front de l’Uomo Qualunque, au profit de l’entente qui lie encore tous les partis antifascistes. Pressé de trouver des partenaires pour peser politiquement, Giannini tente alors, à la fin de l’année 1946, alors qu’il est au plus haut dans les urnes, un coup de poker : ouvrir une discussion en vue d’un éventuel rapprochement avec le Parti communiste, ce qui désoriente profondément l’électorat. Plusieurs figures de l’aile droite du parti expriment publiquement leur scepticisme. Face aux tendances centrifuges, la réaction de Giannini est violente et se traduit par des exclusions expéditives. Aux élections législatives d’avril 1948, le Front élit seulement cinq députés, et il cesse de fonctionner peu après.
Le caractère personnel des mouvements populistes est souvent souligné. Dans le cas de l’Uq, il est renforcé par l’évolution du mouvement, très dépendant du style que lui imprime son leader. Giannini revendique l’usage d’une langue simple et claire, par opposition au verbiage des politiques professionnels. Il émaille ses meetings publics et ses discours à la Chambre des députés de plaisanteries, répondant du tac au tac aux interventions, tranchant aussi avec l’usage en introduisant quelques expressions vulgaires soigneusement choisies - l’idée que l’« homme de la rue » ne veut pas qu’on lui « casse les couilles » revient par exemple régulièrement.
Après l’échec de Giannini, le paysage politique italien est dominé, pendant plus de quarante ans, par la suprématie des grands partis de masse, la Démocratie chrétienne au pouvoir, et le Parti communiste dans l’opposition. Ce n’est qu’avec la transformation du Parti communiste en Parti démocrate de gauche, en 1991, puis, l’année suivante, les conséquences de l’opération Mains propres montrant la corruption du personnel politique italien, que les grands partis historiques sont ébranlés, laissant la voie libre à un acteur anticonformiste et virtuose de la communication politique : Silvio Berlusconi. De l’écrivain Giannini à l’homme d’affaires Berlusconi, les constantes sont repérables dans la structure des discours opposant des « hommes politiques professionnels » disqualifiés à une société civile idéalisée et présentant un homme providentiel comme le dernier recours pour un peuple dont les intérêts, nécessairement convergents, seraient méprisés par une démocratie représentative défectueuse. Si le populisme n’est pas un pur essai de communication politique, il ne renvoie pas non plus à une doctrine précise, ce qui entraîne une certaine fragilité de ces mouvements lorsqu’ils descendent dans l’arène et se trouvent face à cette alternative : l’institutionnalisation ou la disparition.