Si la critique d’art est évidemment un exercice littéraire, elle est tout autant un outil politique et la validité du jugement artistique doit être discutée en prenant en compte l’identité de son auteur, son implication politique mais aussi, en particulier pour les expositions internationales, ses origines géographiques qui, à la lumière de l’histoire du temps, peuvent conditionner l’appréciation d’un artiste, d’une œuvre ou d’une « école ».
Trop souvent considérée comme une simple explication d’œuvre, un guide éclairé de l’œil du spectateur, la critique d’art est dans tous les cas un exercice subjectif, qui reflète tout autant le goût de son auteur que ses réflexions sur l’idéal, ou ses partis pris personnels qu’ils relèvent de relations d’amitié, d’un positionnement de génération ou de convictions politiques. En ce sens, le critique est un auteur qui analyse, propose et, de fait, cherche à diffuser les principes artistiques qu’il a souhaité défendre et encourager. Il suffit pour le comprendre de voir combien tout au long du xixe siècle la critique d’art a pris souvent le ton du pamphlet. Il est d’ailleurs remarquable que les auteurs de critiques à juste titre les plus admirés sont ceux qui ont livré une vision personnelle de l’état de l’art et ont proposé aux artistes, aux institutions (musées, écoles des beaux-arts) ou aux gouvernements des idées pour contribuer à ce qu’ils considéraient être le progrès ou la défense de valeurs.
L’accumulation des discours sur l’art, qu’ils émanent d’un gouvernement, d’un critique ou d’un historien de l’art forme un ensemble difficile à appréhender au sein duquel s’exprime une image collective, celle du regard d’une nation sur sa production artistique et, dans le cas des expositions internationales, sur celle de ses voisins. Cette écriture d’une « école » est soumise à la géographie, à la politique et, partant, toute définition de ce type est mouvante. Elle n’est valable que pour une période, un contexte social donné et n’émerge que grâce à une doctrine commune à un groupe d’individus. Ainsi s’exprime Charles Bernard en 1872 dans ses « Rapports de la philosophie avec l’étude des Beaux-Arts » : « L’artiste, quoi qu’il fasse, est de son temps et de son pays ; il participe de leur esprit et ne peut échapper à l’action des systèmes de la philosophie dominante. […] Toute école artistique répond à une école philosophique. »
Cette doctrine fondée sur la notion d’« école » s’exprime avec le plus d’éloquence dans le discours sur l’art et vise particulièrement à exalter le sentiment patriotique : elle est une entité artistique et politique utilisée tout au long du xixe siècle dans un principe de confrontation. Le discours sur l’art se montre nationaliste en ce sens qu’il jauge les artistes autant qu’il compare l’état des diverses écoles nationales. Ainsi, d’un jugement individuel sur la production d’un pays, le critique et l’historien de l’art façonnent ensemble une politique du regard sur l’art.
Le critique d’art : la voix de sa nation ?
Il est essentiel de comprendre comment sa nationalité influence le jugement artistique du critique. Pour Charles Perrier (« L’art à l’exposition universelle » dans l’Artiste du 13 mai 1855), la critique doit considérer les œuvres présentées comme l’image presque toujours fidèle de la société à laquelle elles appartiennent. En affirmant que l’art est le reflet de sa nation, le critique assigne à la section beaux-arts de l’exposition universelle une mission d’identification nationale. Dans les différents comptes rendus critiques des expositions universelles du xixe siècle, il est courant d’observer que les artistes sont assimilés à leur pays, les chapitres des différentes publications et articles étant constamment définis selon un critère de nationalité. Une fois ce premier cloisonnement mis en place, le critique s’autorise une observation plus ou moins précise des œuvres exposées. Cependant, en étant constamment intégrés à leur nation, les artistes étrangers ne semblent pas pouvoir exposer et se distinguer individuellement, ils perdent donc en singularité sous la plume du critique français. Ce ne sont plus les artistes et leurs œuvres qui sont confrontés mais bien les nations entre elles. Ce nationalisme exacerbé, pour ne pas dire renforcé, par le climat de compétition des expositions universelles fait fleurir les stéréotypes dans la critique et révèle plus que jamais le parti pris du critique.
Selon Charles Baudelaire, les nations, qui sont de vastes êtres collectifs, sont soumises aux mêmes lois que les individus. La « nation » lui paraît variée à l’infini, dépendante des milieux, des climats, des mœurs, de la race, de la religion et du tempérament de l’artiste. Que dire du critique d’art qui, en plus de composer avec les variations propres à chaque artiste, est lui-même composé d’autant de nuances. Il est tentant de chercher à définir « le nationalisme » afin de savoir s’il est une exacerbation du patriotisme, ou si, au contraire, il en représente une mise en forme doctrinale, consciente et rigoureuse. Le nationalisme peut être ainsi compris comme le souhait d’un peuple à se constituer en tant que nation, s’imposant dès lors comme un mouvement de construction historique. Le nationalisme peut aussi être considéré comme une doctrine politique revendiquant qu’un gouvernement doit se fonder exclusivement sur son intérêt national. Cette opposition schématique qui ne donnerait que deux définitions au terme « nationalisme » se retrouve dans le mécanisme de réception de l’art étranger par la critique française du xixe siècle.
La critique française assiste et contribue aux mutations permanentes de son identité artistique en se fondant sur l’histoire artistique de son pays. Une œuvre française présentée aux expositions nationales officielles est dans un premier temps jugée en comparaison des autres œuvres que l’artiste a déjà exposées ainsi que de celles de ses contemporains de même nationalité. L’inauguration des expositions universelles complète cette première approche en rendant possible la définition de l’art d’un pays en opposition à celui de l’autre. Un principe de miroir se met en place : c’est en se comparant à l’art de l’autre que se construit une idée d’école nationale. Dès lors, la réaction nationaliste se manifeste aussi bien dans une situation intérieure que face à l’étranger. La notion de nationalisme est donc par essence une notion qui a besoin d’un conflit. Elle semble exiger un adversaire pour se définir et exister, que cet « ennemi » soit dans la nation ou en dehors. Ce rival peut revêtir les formes les plus diverses, ce qui explique sans doute la malléabilité du terme « nationalisme » qui, au fil du xixe siècle, a pu se révéler aussi bien moderne qu’« antimoderne », intellectuel que populaire ou appartenant à des partis politiques divers.
Le conflit n’existe pas seulement dans le rapport à l’autre. Certains critiques n’hésitent pas à déprécier l’art de leur pays, sans pour autant nier leur citoyenneté, affirmant alors que leur appartenance n’est pas un critère de vérité objective. Ainsi s’exprime Maxime Du Camp :
« Nous sommes tellement habitués, en France, à ne voir dans les tableaux de nos peintres les meilleurs que des imitations plus ou moins fidèles des peintures anciennes, […]. [La peinture anglaise] nous montrait une originalité nettement formulée, et il y avait là, en effet, de quoi nous étonner pour longtemps. » (M. Du Camp, Les beaux-arts à l’exposition universelle de 1855, peinture, sculpture, France-Angleterre-Belgique-Danemarck-Suède et Norwège-Hollande-Allemagne-Italie, Paris, 1855.)
L’identité de l’autre n’est plus dans son principe une menace pour la sienne. Le critique défend son identité parce que cette défense est un principe général. En d’autres termes, s’il peut défendre l’art de son pays, c’est parce qu’il s’autorise à accepter la production artistique de l’autre. Ces critiques qui choisissent, dans leurs propos – ou du moins dans une partie de leurs propos –, de ne pas catégoriser les artistes selon leur nation tendent à restituer l’individualité des œuvres et de leurs créateurs. Cependant ces commentaires « personnalisés », pour la majorité, reprennent dès leur titre la typologie géographique des expositions universelles pour la parution des articles, bien que leurs propos excluent toute catégorisation nationale et tout système d’école. La politique même de l’exposition universelle semble être alors mise en cause.
Dans son étude des beaux-arts de l’exposition universelle de 1878, le président du jury international, l’Italien Tullo Massarani suggère une étude positiviste de la question « nationale » : « Pour résister à l’absorption, il faudrait – ce n’est toujours que de l’art que je parle – il faudrait se cramponner à tout ce qui constitue le caractère local, il faudrait savoir se contenter de boire dans son verre ; et ils ne sont pas nombreux ceux qui possèdent assez d’abnégation ou de courage, assez de modestie ou d’audace pour en venir là. »
La question nationale se développe ici d’un point de vue purement culturel, littéraire ou folklorique. La question politique, militaire donc étatique, ne forme qu’une ombre, une empreinte schématisant la classification. En prenant soin de préciser qu’il ne parle ici que d’art, Tullo Massarani révèle l’ambiguïté que son propos est susceptible de provoquer chez ses lecteurs, laissant entendre que la géopolitique est au cœur du discours sur l’art.
Géopolitique de l’exposition
Le rôle des expositions et en particulier des expositions universelles est d’être un champ de bataille dans lesquelles le public assiste à des rivalités artistiques ou reflète plus largement un contexte de conflit. L’exposition internationale est clairement un lieu d’affrontement culturel, remplaçant en quelque sorte le terrain militaire. À Paris, l’entrée du palais de l’Industrie de 1855 reprend d’ailleurs les formes architecturales de l’arc de triomphe, signalétique urbaine usuellement employée pour célébrer les victoires militaires. Le champ de bataille y est inversé : les armes ne sont pas déposées au pied de l’arc mais ce dernier ouvre sur l’arène dans laquelle les pays s’affrontent autour de la question du progrès. Le palais de l’Industrie est l’arc du Second Empire, porteur d’une pensée neuve et éminemment contemporaine : pour conquérir le monde, on excite non pas l’esprit militaire mais l’esprit artistique et industriel. Est mis en place un champ de bataille prétendu pacifique où les fronts s’opposent pour remporter une médaille. Cette métaphore, nous la retrouvons très fréquemment dans la littérature, le critique d’art devenant en quelque sorte le révélateur ou le relais de l’affrontement des civilisations. Son expression la plus charmante est sans nul doute celle d’Anaïs Ségalas qui, en 1855, imagine les modalités du combat dans ses Contes du nouveau palais de cristal : « Ces frères cependant vont lutter ensemble, la lutte sera toute pacifique : on se disputera des médailles et non des provinces. Sans verser une goutte de sang, les peuples vont combattre en champ clos ; l’un armé de ses porcelaines de Sèvres, l’autre de ses cachemires de Lahore ; celui-ci, de ses burnous algériens, celui-là, de ses calebasses artistement travaillées par les nègres. On connaîtra, par ce rapprochement, les progrès et les degrés de l’industrie dans toutes les parties du monde : notre Exposition universelle sera comme le thermomètre de la civilisation. »
La place de chacune des écoles nationales au sein des premières expositions universelles et la part de caricature ou de manipulation politique présente dans ces représentations a été l’objet d’études récentes depuis celle, pionnière, de Patricia Mainardi (1987). L’organisation même de l’exposition et la géographie de son espace y étaient analysées pour déterminer la politique artistique du temps, mais les études sur l’historiographie et la critique nées de ces affrontements sont bien plus rares. Toutefois, le discours sur l’art issu de ces démonstrations témoigne de l’esprit du temps et surtout permet de révéler le rôle des artistes dans la construction identitaire d’une nation. Le texte écrit vaut parfois autant que la récompense officielle, le compliment ou le reproche du critique étant une arme décisive pour l’appréhension d’une œuvre par le public et le marché. Ainsi dans ce regard français sur l’art européen, la part du politique semble constituer à elle seule un sujet.
L’exposition crée une nouvelle carte du monde et particulièrement de l’Europe. Elle invente une démographie artistique, le nombre d’œuvres exposées par pays n’étant pas proportionnel au nombre d’habitants de la nation représentée. La domination du pays hôte s’observe dans la répartition des espaces accordés à chacun. La nation organisatrice redessine les espaces et élabore une carte artificielle dans laquelle les confrontations et les comparaisons offrent, en huis clos, un discours politique. Les cimaises deviennent frontières, les superficies sont délimitées par les galeries : lors de l’exposition universelle de 1855, le Pérou et son voisin, Rome, ont tous deux vue sur le Danemark. Cette carte temporaire redessine, le temps d’une exposition, les frontières du monde.
La géopolitique de l’exposition se retrouve dans les articles qui sont eux-mêmes classés par nation, pays, par le critique ou le journal qui les confond parfois par méconnaissance ou jugement restreint. Une fois appréhendé par la critique, l’espace accordé par l’organisation aux pays invités entame une nouvelle mutation. Il se voit augmenté ou diminué selon l’intérêt du critique pour son sujet, la valeur estimée des écoles ou des œuvres exposées. La géographie organisatrice cède sous le poids du jugement de valeur du critique et de son journal. Dans un espace donné, propre à chaque périodique, l’auteur distribue à son tour les territoires, accordant à sa guise la prédominance de certaines écoles artistiques sur d’autres. Il participe de la hiérarchisation des pays européens en redessinant une Europe artistique complètement partiale dont il faut interroger les modalités.
En 1874, dans son Grand Dictionnaire universel, Pierre Larousse définit « nationalisme » comme une : « Préférence aveugle et exclusive pour tout ce qui est propre à la nation à laquelle on appartient. » Dans la critique d’art, cette préférence aveugle peut être synonyme de patriotisme. Dans ce cas, celui-ci se traduit soit par une mauvaise foi qui amène le critique à préférer dans tous les cas l’art de son pays en dénigrant les productions de ses voisins, soit par une méconnaissance et un désintérêt. Il est en effet plus simple d’aborder et de juger les productions artistiques correspondant à sa propre culture puisque le critique est censé maîtriser dans ce cas parfaitement le contexte artistique, historique, culturel et sociologique de l’œuvre. Il est bien plus délicat d’aborder l’art de l’autre puisque, dans de nombreux cas, l’ignorance ou l’incompréhension des coutumes, des cultures, des traditions, de la religion et de la politique des pays voisins entraînent un jugement faussé, fondé sur le seul contexte culturel français. Parler de l’art de l’autre est une difficulté certaine, mais pour célébrer sa victoire, il faut bien convier ses ennemis. Dans ces olympiades artistiques, la critique est donc un exercice comparatiste arbitré par un juge partial.
Écriture nationaliste de l’histoire de l’art
Avec ses Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Giorgio Vasari proposait dès 1550 un véritable programme de politique artistique. Peintre lui-même, Vasari fait en effet le choix de dédier la première édition, comme la seconde de 1568, au prince Cosme de Médicis, alors que l’Académie florentine ouvre ses portes en 1541 et l’Académie des arts du dessin en 1563. Il est donc de bon ton, d’une part de s’adresser au protecteur des arts, et d’une autre d’affirmer le primat florentin à travers ses plus importantes figures artistiques. Ces Vies doivent à la fois créer une histoire de l’art, susciter l’admiration des artistes contemporains en érigeant des modèles parmi leurs prédécesseurs, mais aussi garantir la supériorité des Florentins en matière d’art pour des questions politiques évidentes.
Cette dimension politique des Vies a été largement exploitée en France au xixe siècle. Dans l’avant-propos de l’édition française de 1803, l’éditeur précise que les écrits de Vasari doivent être donnés à lire à tous ceux pratiquant les arts, et ce pour les guérir d’un prétendu mauvais goût français causé par la vogue de l’École du Nord. Plus qu’une introduction, cet avant-propos est un plaidoyer pour le renouveau des modèles et, comme Vasari en son temps, l’éditeur souhaite faire renaître l’École française contemporaine afin de lui « rendre » une place majeure dans le paysage artistique européen.
Si cette refonte du schéma vasarien est ici littérale, elle apparaît de manière plus subtile dans l’écriture de l’histoire de l’art au xixe siècle en France. Les expositions universelles ont donné naissance à un ensemble considérable de textes critiques rendant compte de l’état des écoles nationales, elles ont également engendré la publication des nouvelles Vies dressant, par la biographie, une histoire de ces mêmes écoles. Parmi celles-ci, il convient de citer l’entreprise entamée par Théophile Silvestre en 1852 de L’histoire des artistes vivants français et étrangers ; celle de Charles Blanc L’histoire des peintres de toutes les écoles depuis la Renaissance jusqu’à nos jours dont la publication s’étale de 1849 à 1876, ainsi que L’art et les artistes modernes en France et en Angleterre par Ernest Chesneau (1864), suivi par Les études sur les Beaux-arts en France de Charles Clément publiées en 1865, ce à quoi, comme l’exprime Chesneau, il faudrait nécessairement ajouter les nombreuses publications biographiques dans les revues spécialisées et les bulletins des académies de province : « Ce n’est point la bonne volonté qui manque aux quelques chercheurs obstinés dont la légitime préoccupation est de reconstituer le passé de notre école. Et à ce propos, on ne saurait trop applaudir aux publications locales des académies de province. »
S’il est une volonté commune à ces ensembles, c’est celle de dresser une filiation naturelle entre maîtres anciens et artistes contemporains. Si l’« école artistique » est une notion mouvante, ces premiers historiens de l’art en traçaient les mutations au travers des figures majeures, dont les artistes contemporains sont les fils et à la suite desquels les artistes en formation doivent s’inscrire pour honorer leur nation. Ainsi, en écrivant l’histoire des écoles, ils recherchent un « esprit de l’art national », une aspiration d’un peuple vers une forme artistique spécifique : son génie. Cette conception de l’art national trouve son extension la plus singulière dans la Philosophie de l’art d’Hippolyte Taine (1865) qui fait de l’histoire de l’art une science dotée de son propre système d’évolution et formée d’écoles artistiques résultant de la physiologie naturelle des peuples les composant.
Alors que la critique d’art écrit l’histoire de l’art du xixe siècle au présent par son assimilation immédiate des mutations contemporaines, elle s’autorise une réécriture de l’art du passé. En rendant compte sur le vif de cette nouvelle Europe artistique illustrée par les expositions universelles, en assimilant cette géopolitique de la scène artistique européenne, la critique d’art quitte son rôle de journaliste pour devenir historienne. Dans cette jeune discipline qu’est l’histoire de l’art, pour reprendre les mots de Michela Passini, « le nationalisme a été un facteur central et structurant, et non une couche superficielle du langage » qu’il importe aujourd’hui de prendre en compte pour envisager l’histoire de l’histoire de l’art.