Architecture et spéculation immobilière dans la seconde moitié du xixe siècle

Dans la seconde moitié du xixe siècle, la majorité des grandes capitales d’Europe sont concernées par la spéculation immobilière. Ces opérations de lotissement et de construction de maisons de rapport impliquent tant des banques de dépôts, qui investissent et spéculent sur les transformations des villes par la création de sociétés immobilières, que des entrepreneurs et des architectes. Ces derniers occupent un rôle important, qui ne se limite plus à la conception des bâtiments mais s’étend également à l’administration des sociétés et à la réalisation effective des projets : ils exproprient, percent de nouvelles voies et lotissent les terrains, et contribuent ainsi activement aux transformations urbaines, pour lesquelles rapidité et économie de la construction priment.

« M. Donon, Président de la Société des dépôts et comptes courants », dans Comic-Finance, Journal satirique financier, 23 octobre 1873.
Sommaire

Loin de ne concerner que les grands travaux menés à Paris par Napoléon III (1808-1873) et le préfet Georges-Eugène Haussmann (1809-1891) auxquels on l’associe généralement, la spéculation immobilière touche toutes les grandes capitales d’Europe dans la seconde moitié du xixe siècle. Selon la définition du Grand Dictionnaire Larousse du xixe siècle, publié de 1866 à 1877, la spéculation est une combinaison d’opérations commerciales ou industrielles visant à obtenir une plus-value : elle consiste donc à « acheter pour revendre ». Appliquée à l’immobilier, elle implique diverses combinaisons financières où se succèdent achat de terrains, lotissements et enfin gestions locatives ou reventes, dans le but unique de tirer un maximum de profit. Durant la seconde moitié du xixe siècle, de telles pratiques jouent notamment un rôle déterminant dans le développement des chemins de fer ou de canaux, ainsi que dans l’assainissement des villes et les aménagements urbains.

Les sociétés financières et la spéculation immobilière

Les grands travaux impulsés par Napoléon III à Paris font de la capitale française une ville modèle. Elle sert dès lors d’exemple pour le remodelage de nombreux autres centres urbains français, dont Marseille et Lyon, et de capitales européennes comme Londres, Bruxelles, Rome, Lausanne et Genève. Ces transformations urbaines impliquent l’expropriation de terrains, le percement de nouvelles voies et la création de lotissements, toutes opérations propices à la spéculation.

Banquiers et financiers s’intéressent donc à ces nouveaux marchés : Armand Donon (1818-1902), le baron de Soubeyran (1828-1897) ou les frères Émile (1800-1875) et Isaac Pereire (1806-1880) prêtent, investissent et spéculent sur les transformations des villes en créant des sociétés immobilières qui lotissent parfois des quartiers entiers. Ces opérations considérables nécessitant d’importants capitaux sont appuyées par leurs banques de dépôts. Les frères Pereire fondent en effet en 1852 le Crédit mobilier, spécialisé dans le crédit à long terme pour l’industrie, tandis qu’Armand Donon, déjà à l’origine du Crédit industriel et commercial (CIC) en 1859, établit en 1863 sur le même principe la Société de dépôts et comptes courants, qui lui accorde des pouvoirs plus importants.

Ces hommes d’argent peuvent mener leurs activités au travers de sociétés anonymes, spécialement créées pour l’occasion. La Caisse de Trouville-Deauville est ainsi fondée en 1859 par Armand Donon, le duc de Morny (1811-1865) et son médecin Olliffe (1808-1869) afin de réaliser une « affaire » en achetant, cette année-là, 177 hectares de terrains qu’ils lotissent et revendent vingt à soixante fois plus cher que le prix d’achat. Ces sociétés financières attirent des investissements de financiers européens. Des banquiers anglais sont ainsi actionnaires ou administrateurs de sociétés en France, telle la Société immobilière anglo-française, créée en 1865. Des capitaux français sont également investis à l’étranger : les banquiers Armand Donon, Maurice Aubry (1820-1896) et Jules Gautier (1822-1897) achètent une partie du domaine de Bercy, à Londres, tandis que le financier et entrepreneur belge Jean-Baptiste Mosnier (1822-1882), d’origine parisienne, joue un rôle essentiel dans la construction de 62 immeubles à Bruxelles.

Le développement de la figure de l’architecte financier

La création de ces diverses sociétés vouées à la spéculation immobilière engendre une collaboration plus étroite des banquiers avec les architectes et entrepreneurs, qui agissent alors comme collaborateurs, salariés, actionnaires voire administrateurs. Ces hommes de l’art sont en effet essentiels pour les affaires spéculatives des sociétés immobilières car, en apportant leurs compétences techniques et scientifiques en matière de constructions, de lotissements et d’urbanisme, ils contribuent à leur développement.

Nombre de sociétés financières s’attachent donc le service d’architectes attitrés, qui agissent quasi exclusivement pour elles et s’occupent des différentes opérations. Ainsi, les deux sociétés qui entreprennent la transformation du quartier Marbeuf à Paris, la Société du quartier Marbeuf et la Société générale immobilière, s’appuient sur leurs architectes respectifs, Henri Blondel (1821-1897) et Paul Fouquiau (1855-?). La Société immobilière genevoise décide, quant à elle, de salarier directement Francis Gindroz (1822-1878), tandis que son confrère Alfred Armand (1805-1888) devient l’un des hommes de confiance des Pereire.

Ces maîtres d'œuvre s’entourent alors d’un réseau d’entrepreneurs qui, pour réduire les dépenses et donc augmenter les bénéfices, sont chargés de répéter les mêmes modèles de constructions, en faisant appel au même langage architectural et en employant les mêmes matériaux. Pour obéir aux consignes des spéculateurs, qui recherchent avant tout la rapidité et le moindre coût, ils ne proposent en effet pas dans leurs constructions de recherche esthétique particulière mais veillent à l’économie pour obtenir la meilleure plus-value à la revente.

Ces contraintes s’appliquent à l’architecte Henri Blondel qui, entré au service d’Armand Donon et de ses collaborateurs, élève 172 maisons de rapport à Paris et à Bruxelles, le plus souvent grâce aux appuis financiers du banquier. Au cours des années 1880, pour réduire les coûts de construction, il emploie dans les chantiers dont il a la charge non seulement les mêmes entrepreneurs et les mêmes matériaux, mais aussi les mêmes distributions, les mêmes rampes d’escalier, les mêmes portes… Ainsi, l’optimisation des coûts conduit parfois jusqu’à la reproduction à l’identique des mêmes maisons, comme c’est le cas dans le quartier de l’Europe à Paris, rues de Bernoulli et Andrieux.

L’architecte occupe parfois des fonctions supplémentaires au sein de ces sociétés immobilières et, en plus d’exercer son art, peut en être actionnaire, l’un des administrateurs, voire même le fondateur. La figure de l’architecte administrateur de société peut, à nouveau, être illustrée par l’exemple d’Henri Blondel. En effet, celui-ci ne se contente pas de travailler comme architecte au service de banquiers, mais administre ou crée une dizaine de sociétés financières et immobilières en France et en Belgique, dans un but purement spéculatif : il fait procéder à des expropriations, percer des voies et lotir des terrains. En Suisse, Louis Joël (1823-1892) cumule également plusieurs rôles dans la spéculation immobilière et, en complément de son métier d’architecte, devient directeur de la Société immobilière d’Ouchy et gérant de la Société immobilière lausannoise.

Dans la seconde moitié du xixe siècle, les grands travaux de Paris et le développement de nouvelles pratiques bancaires contribuent donc à répandre la figure de l’architecte financier qui, tout à la fois constructeur, administrateur et actionnaire, est actif à tous les niveaux de la spéculation immobilière. L’architecte va de ce fait contribuer au développement de ce phénomène en Europe, à l’accroissement de la circulation des ressources financières ainsi que, plus naturellement, à la diffusion des modèles de construction à travers les villes et pays européens. Ne pouvant néanmoins agir seul, il s’appuie sur des banquiers qui assurent l’assise financière de la société immobilière et contribuent, eux aussi, activement à ces travaux. Ce long mouvement s’essouffle toutefois peu à peu à partir de la crise économique de 1882, qui est suivie, vers 1890, par les faillites de nombreux groupes bancaires et d’entrepreneurs.

Citer cet article

Elsa Jamet , « Architecture et spéculation immobilière dans la seconde moitié du xixe siècle », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 10/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12192

Bibliographie

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Lüthi, Dave (dir.), Le client de l’architecte. Du notable à la société immobilière : les mutations du maître de l’ouvrage en Suisse au xixe siècle, Lausanne, Étude de Lettres, 2010.

Stoskopf, Nicolas, Les patrons du Second Empire. Banquiers et financiers parisiens, Paris, Picard/Cenomane, 2002.

Yates, Alexia, Selling Paris, Property and Commercial Culture in the fin-de-siècle Capital, Londres, Harvard University Press, 2015.

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