Comptant aujourd’hui parmi les plus grandes manifestations internationales dédiées à l’art contemporain, la documenta de Kassel est née dans le double contexte de la reconstruction de la scène artistique allemande d’après-guerre et de la construction européenne en pleine guerre froide. Initiée par Arnold Bode (1900-1977), elle contribue dès sa première édition en 1955 à susciter l’intérêt international pour la création artistique ouest-allemande, et participe à l’intégration de la RFA (République fédérale allemande) dans la sphère politique et culturelle occidentale.
Présenter le développement artistique européen
La conception et la scénographie de la documenta sont confiées à Arnold Bode, qui dirige le comité organisateur composé de Werner Haftmann, Alfred Hentzen, Kurt Martin et Hans Mettel. Intitulée « L’art du xxe siècle, exposition internationale kassel », la première édition de la documenta se déroule du 15 juillet au 18 septembre 1955 à Kassel. Ce choix géographique n’est pas anodin : berceau de l’un des premiers musées du continent européen – le musée Fridericianum –, la ville est détruite à 80 % durant les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, et représente dans les années 1950 à la fois l’Allemagne défaite et la RFA en pleine reconstruction, vivant son miracle économique. De plus, située à moins de cinquante kilomètres de la frontière entre les deux États allemands, l’exposition est une démonstration de force politique censée illustrer une vie artistique ouest-allemande libre et autonome, à rebours du réalisme socialiste imposé en RDA (République démocratique allemande). Les organisateurs sont bien conscients des implications de leur choix et souhaitent ainsi « rappeler au monde l’idée de l’Europe dans l’art, à 30 km de la zone frontalière » (Arnold Bode). Pour Bode, la documenta de 1955 doit en effet être la première exposition allemande d’après-guerre à présenter de façon englobante le développement artistique européen du xxe siècle. Dans son plan préparatoire à la documenta, le Bodeplan, il insiste d’ailleurs fortement sur cette dimension, car « l’idée d’un art européen commun peut prouver une force unificatrice sous le signe d’un mouvement européen » (Arnold Bode).
La première documenta s’inscrit de ce fait dans la suite des efforts menés depuis 1945 en vue de réhabiliter les artistes diffamés par le régime nazi, dont elle constitue même le point d’orgue. Elle est en effet, selon l’historien de l’art Walter Grasskamp, une étape cruciale de l’histoire de la relecture de l’exposition Art dégénéré organisée en 1937 à Munich, qui est devenue un symbole des politiques artistiques antimodernes impulsées par Hitler. De fait, sur les 58 artistes allemands de la documenta I, 31 avaient été catégorisés comme « dégénérés » par les nazis : la documenta est ainsi pensée comme une ultime réparation. Si cette dernière est d’abord perçue comme un devoir moral, elle est également vue comme une étape nécessaire à l’intégration de la RFA dans l’Europe occidentale, et plus généralement dans l’Occident libre, démocratique, chrétien et anticommuniste.
L’exposition rassemble dans cet objectif 670 œuvres émanant de 148 artistes originaires de six pays. Parmi eux, Beckmann, Braque, Chagall, Kandinsky, Kirchner, Klee, Léger, Lehmbruck, Matisse, Marini, Moore, Mondrian, Picasso et Rouault, considérés comme les grands maîtres de la modernité, bénéficient en outre d’un traitement particulier, leurs œuvres étant présentées dans des Sonderkabinette, des cabinets privatifs. L’ensemble prend place dans le musée Fridericianum, dont les ruines brutes ont été laissées apparentes par les concepteurs de l’exposition et participent de la scénographie. Ce choix, déjà une médiation en soi, a fait l’objet de nombreux commentaires.
« L’art est devenu abstrait »
Comptabilisant près de 130 000 entrées, l’exposition est un succès, qui encourage les organisateurs et la ville de Kassel à réitérer l’expérience et à en faire un événement culturel, de grande ampleur à l’échelle européenne, destiné à se produire tous les quatre à cinq ans. Comme la première, les deux éditions suivantes sont indissociables de la conception et de la théorie artistiques de l’historien de l’art Werner Haftmann, dont l’encyclopédie La peinture du xxe siècle, publiée en 1954, présente l’abstraction comme le point d’aboutissement du développement de l’art moderne. C’est ainsi que dans le catalogue de la seconde documenta, en 1959, on trouve l’expression – devenue depuis une formule inlassablement reprise – « l’art est devenu abstrait ». Cette vision universaliste de Haftmann imprègne à la fois son ouvrage et les premières documenta, la seconde documenta (1959) célébrant donc l’abstraction dite « universelle », selon l’expression consacrée.
Ses sections « Sculpture » et « Gravure » sont presque unanimement encensées par la critique : la sculpture est présentée dans l’Orangerie encore en ruines, en extérieur, ce qui donne à l’ensemble un caractère pittoresque très remarqué, tandis que la section « Gravure » est jugée extrêmement riche et jusqu’alors inégalée. Des critiques se font en revanche très vite entendre à propos de la section « Peinture » : on parle de la « dictature des abstraits » pour qualifier la surreprésentation en son sein des œuvres abstraites. On critique également le manque de caractère documentaire de la sélection, pourtant suggéré par le titre de l’exposition, la trop grande quantité d’œuvres exposées, le caractère programmatique et la vision unilatérale du comité organisateur, ainsi que, enfin, le peu de place laissée aux artistes allemands, relégués au dernier étage sous les combles et bien moins traités que leurs homologues américains et français.
Ce qui est alors vécu comme un monopole de l’abstraction suscite de vives réactions, concrétisées en 1960 par une discussion, intitulée les « Entretiens de Baden-Baden », dont les participants s’interrogent sur le rôle des critiques d’art et des marchands comme « managers » de l’art contemporain. Ces questionnements se poursuivent au sujet de la troisième documenta : si Bode la désigne comme le « musée de 100 jours », l’artiste théoricien Hans Platschek note au contraire que : « La première documenta fut une exposition d’art, la seconde une foire marchande, la troisième est une foire marchande camouflée en exposition d’art. » De plus, le modèle de Bode et Haftmann est définitivement remis en cause : l’idée d’un langage artistique universel est critiquée notamment en raison de l’uniformité qu’elle implique et impose, à rebours de la diversité et de l’hétérogénéité des styles personnels des artistes. On dénonce enfin le caractère marchand de la documenta et le choix de confier la sélection des œuvres à un jury à huis clos rassemblant exclusivement des critiques et experts favorables à l’abstraction. Ces reproches sont repris dans le Manifeste de Düsseldorf (1964), qui s’attaque à l’institution elle-même et demande un changement du comité organisateur. Bode et Haftmann sont alors contraints de laisser leur place, l’édition suivante devant être repensée dans ses fondements.
La volonté de rattacher les artistes allemands à l’abstraction dite universelle répond à divers intérêts et enjeux, à la fois artistiques, économiques, politiques et diplomatiques. Elle rejoint d’ailleurs les ambitions paradoxales partagées par différents pays européens à cette époque : le souhait, d’une part, d’appartenir à une communauté internationale occidentale par le biais d’un art abstrait commun, et le besoin, d’autre part, de reconstruire une tradition nationale. La documenta, telle que portée par Bode et Haftmann, a pris le parti de l’appartenance à une tendance artistique européenne, ce qui fait de cette exposition récurrente une manifestation appartenant pleinement à l’histoire de la construction d’une communauté européenne dans les années 1950.