Le xviiie siècle : entre tradition et « révolution culturelle »
Dans le xviiie siècle prérévolutionnaire, la célébrité des artistes femmes tient au caractère d’exception de leur pratique, en minorité numérique. Le partage hiérarchisé des rôles et des capacités, fondé sur la distinction « naturelle » entre les sexes, les hisse au rang de « femmes exceptionnelles ». À cette distinction s’ajoutent celles liées au modèle aristocratique, à la curialisation de la société et à la centralisation du pouvoir : la constitution d’une élite artiste, un idéal de l’art dont les académies royales sont les gardiennes et les puissants les destinataires, et enfin son appropriation par les classes socialement privilégiées.
Les peintres femmes de renommée, comme Thérèse Vien ou Élisabeth Vigée Le Brun, voire d’ampleur européenne comme l’Autrichienne Angelica Kauffmann, l’Italienne Rosalba Carriera, ou la Prussienne Anna Dorothea Therbusch, produisent pour une clientèle restreinte des œuvres auxquelles le grand public n’a pas accès. Leur succès masque la réalité la plus commune du métier tous sexes confondus : une profession encadrée par la corporation, une formation et une activité de type familial, une diffusion d’envergure limitée et le plus souvent locale. Au sein des ateliers familiaux, épouses et filles comptent parmi les membres actifs dont le nom s’efface derrière celui du maître. Les quatorze peintres femmes dont huit au xviiie siècle que l’Académie royale de peinture et de sculpture, instituée en France en 1648, a accueilli dans ses rangs, entre 1663 et 1783, sont toutes issues de familles de peintres ou d’artisans.
Si ces quelques élues acquièrent le privilège d’exposer au Salon et d’accéder à une clientèle prestigieuse et à la commande publique, elles n’ont toutefois ni le droit d’enseigner à l’Académie ni celui de pratiquer d’autres genres que la peinture de fleurs, la nature morte, la scène de genre, la miniature ou le portrait, tous genres mineurs, selon la hiérarchie académique, et qui ne requièrent pas l’étude du modèle vivant masculin à la différence du grand genre, la peinture d’histoire. L’argument des bonnes mœurs justifie souvent cette restriction – dans les faits, nombreuses sont celles à la contourner avant l’autorisation officielle de l’étude du nu pour les jeunes femmes. C’est la dimension « publique » dont la peinture d’histoire est investie par les tenants du pouvoir (civil et religieux) qui explique que l’apanage en soit réservé à l’élite artiste masculine.
Le contexte des Lumières, son rayonnement européen, notamment grâce au phénomène du Grand Tour, favorisent la visibilité et le rôle actif de ces femmes « d’exception » parmi les élites. Sur le modèle de la France, les académies royales de Berlin, Londres ou Madrid accordent une reconnaissance honorifique à certaines artistes. Dans la mouvance des réflexions en faveur de l’éducation, l’engouement pour les arts favorise l’idée que toute jeune fille de la bonne société doit acquérir une formation aux arts. Ce capital matrimonial et social devient aussi, passé le milieu du siècle, l’objet d’une offre diversifiée de formation ouverte aux jeunes femmes hors du cadre familial.
Une féminisation inédite de l’espace de production artistique à partir du xixe siècle
Les événements révolutionnaires sont le théâtre d’une reconfiguration décisive du métier de peintre mais aussi de l’espace qui s’impose progressivement, durant le xixe siècle, symbolique et financier, à l’échelle française puis européenne : le Salon.
La double admission d’Adélaïde Labille-Guiard et d’Élisabeth Vigée Le Brun à l’Académie en 1783, la présence remarquée de leurs élèves aux expositions privées, les ateliers de demoiselles ouverts par des « grands » maîtres dont David, chef de file charismatique de la nouvelle génération, formant à la peinture d’histoire des jeunes femmes de la bonne société et non plus comme auparavant uniquement des filles d’artistes, l’ouverture en 1791 aux académicien.ne.s et non-académicien.ne.s du Salon, la suppression de l’Académie en 1793, tous ces facteurs inscrivent le statut des peintres femmes au cœur des enjeux sociétaux. La profession de peintre est de plus en plus perçue comme désirable et respectable pour une femme. La démocratisation de la fréquentation du Salon, en constante expansion, l’émergence d’un nouveau public bourgeois dont les goûts et les moyens différent de la clientèle aristocratique d’Ancien Régime accélèrent ce processus, soutenus par le développement de la presse qui donne un écho inédit à ces événements et à leurs controverses.
Rapidement, l’engouement pour la peinture de genre et le portrait, plus lucratif pour les artistes, permet aux femmes d’investir le marché de l’art privé et public en tant que professionnelles. Leur nombre atteint 20 % au milieu des années 1830, mais elles sont ensuite frappées davantage par les refus du jury, représentant 5,3 % des exposants de la section Peinture en 1863 et 15,1 % en 1889. L’offre de formation, dans des ateliers tenus tant par des peintres hommes que femmes, peine cependant à absorber la demande croissante des Françaises et des étrangères (Europe et Amérique) qui affluent en masse à Paris, dès les années 1770-1780.
Avant même l’ouverture de l’académie Julian et d’une myriade d’académies privées, puis celle de l’École des beaux-arts en 1900, les aspirantes artistes trouvent à Paris un espace unique en Europe. Certes, en Angleterre, en Écosse, en Suède, au Danemark, leur accès à l’enseignement public est légèrement plus précoce qu’en France ; en Norvège comme en Finlande le climat social est plus progressiste en matière de droits des femmes et d’une insertion paritaire dans le milieu artistique. Toutefois, le Salon parisien puis les salons – de la Société nationale des beaux-arts (1881), des Indépendants (1884), des Artistes français (1890), d’Automne (1903) –, les expositions universelles, les galeries privées et l’actualité artistique bouillonnante font de la capitale française le centre du marché de l’art européen jusqu’à la Première Guerre mondiale.
À l’instar des hommes, les peintres femmes doivent s’insérer dans ce marché très fortement concurrentiel. Le capital financier, relationnel ou culturel hérité ou acquis (grâce à la formation, à la sociabilité, au mariage, etc.) est à cet égard déterminant. Si on s’attache au seul critère de la réussite socio-professionnelle, on constate désormais que les discriminations liées au genre sont supplantées par celles de type socio-économique.
Au début du xxe siècle, la présence des artistes femmes dans les espaces d’exposition, la reconnaissance très fortement médiatisée de certaines d’entre elles, la typologisation, parfois jusqu’à la caricature, de la « femme peintre » devenue une des figures du paysage social urbain, la légitimation des peintres femmes par la professionnalisation et la réussite socio-économique sont autant de phénomènes qui conduisent à rejeter le postulat d’une invisibilité généralisée de leur vivant et à documenter au contraire les circonstances, les conditions et les degrés de leur visibilité.
La catégorisation en question
Si l’idée traditionnelle d’une « nature » féminine en art conserve longtemps son influence par contrainte, minorisation, marginalisation ou différentialisme, elle est concurrencée après la Révolution par l’idée des femmes comme partie prenante d’un « contrat social » changeant et perfectible. En Europe comme Outre-Atlantique, avec le développement de l’économie libérale puis l’hégémonie de la logique capitaliste, l’art se financiarise, faisant subir à la valeur de l’art et de l’artiste, une redéfinition inédite.