Pendant de longues décennies, l’idée de la photographie au xixe siècle comme pratique exclusivement masculine a largement prévalu. Cette doctrine se fonde notamment sur la croyance selon laquelle le manque de capacité intellectuelle des femmes était incompatible avec l’aspect technique qui caractérise le médium, et explique la facilité et la rapidité avec lesquelles, alors et par la suite, le travail et l’œuvre des femmes photographes ont été systématiquement dépréciés voire effacés par l’historiographie. Jusqu’à encore très récemment et faute de documentation, la pratique de la photographie par les femmes était encore considérée comme exceptionnelle plutôt que comme une habitude reconnue socialement.
Des pratiques professionnelles visibles et invisibles
Nous savons pourtant que ce n’était pas le cas. Immédiatement après l’avènement de la photographie, des femmes se dotent de daguerréotypes. Elles utilisent ces nouvelles prouesses techniques pour satisfaire tant leurs préoccupations expressives personnelles que leurs besoins professionnels. Elles participent ainsi à la création du langage photographique et apparaissent aussi rapidement dans les premières expositions. Elles intègrent également les sociétés photographiques européennes dès leurs premières années d’existence, vers 1855, y compris à l’étranger. La Belge Louise Leghait (ou Le Ghait) (1821-1874) et l’Autrichienne Stéphanie Breton (ou Lebreton) (1809-1895) figurent toutes deux dans les archives de la Société française de photographie pour l’année 1856 et préfigurent l’intégration ultérieure de membres telles que Louise Laffon (1828-1885), Jane Clifford (1822-1885) ou Élisabeth Rodanet (1810-1859).
Selon leurs milieux socio-économiques, les femmes photographes développent une pratique professionnelle ou amateur. Les premières daguerréotypistes, qui exercent leur métier de manière itinérante, le font parfois au-delà des frontières de leur pays d’origine. Il s’agit souvent de femmes dont la condition de célibataire, veuve ou séparée, qui a des conséquences sur leur situation économique, étend amplement leur liberté d’action. Plus tard, l’évolution de la technique différencie les images positive et négative, contribuant au fulgurant développement de la photographie sur papier et à sa reproduction illimitée. Ce processus favorise alors de nouvelles applications commerciales et artistiques, et transforme l’expérience photographique du grand public, mais aussi la pratique des professionnels, hommes ou femmes. Cependant, le processus de sédentarisation engagé par le succès de ces entreprises, souvent installées au sommet des immeubles urbains, peut être considéré comme l’un des facteurs qui finit par éloigner les femmes de la pratique visible de la photographie.
Quand l’amateur est amatrice : aristocrates et provinciales
C’est dans des milieux traditionnels et aisés que certaines femmes s’emparent de la photographie amateur, l’incluant dans la sphère privée et, en particulier, dans la vie de famille. Ces manifestations photographiques sont donc méconnues en dehors de leur milieu, en raison du caractère quotidien de ces images. Certaines femmes, originaires de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie victorienne, comme Lady Clementina Hawarden ou la famille britannique Dillwyn-Llewelyn (Theresa Dillwyn (1834-1926), sa mère Emma, ou sa tante Mary Dillwyn) en sont de bons exemples (fig. 2).
Si ces quelques exemples ont été largement valorisés sur la scène publique, ils ne doivent pas faire oublier les aventures de toutes les autres photographes anonymes, dont l’œuvre reste encore inconnue. Des femmes développent leur pratique, professionnelle et amateur, y compris loin des capitales, comme Geneviève Disdéri (1817-1878) à Brest ou de María Chambefort (1840-1893) à Roanne.
L’Espagne des photographes : étrangères et autochtones
En Espagne, dont le niveau d’industrialisation est encore faible au xixe siècle, la classe bourgeoise se différencie de celle des pays d’Europe du Nord, ainsi que la place de la photographie dans la société contemporaine. Dans ce contexte, où la place des femmes dans l’espace public est sujette à une perpétuelle négociation culturelle et morale, un nombre important d’entre elles apprennent néanmoins la photographie, qui devient pour elles un moyen d’expression, de subsistance ou, pour le moins, de participation à l’économie familiale (fig. 3).
Les profonds échanges culturels avec la France favorisent aussi, dès les années 1840, l’arrivée de daguerréotypistes françaises sur le territoire hispanique, alors considéré comme un eldorado faute de concurrence sérieuse. Ces femmes obtiennent également par cette migration une protection, qui leur évite le scandale lié à leur condition de travailleuse dans leurs régions d’origine. On peut ainsi citer les exemples de « Madama Senges » (1828-1851), « Madama Valpery » (v. 1842) ou la passionnante Marie-Agnès-Anastasie Clemandot « Madama Fritz » (1807-1876), active avant les années 1850 dans un large éventail de villes espagnoles. Plus tard, une grande majorité d’entre elles deviendront celles qui, aujourd’hui, sont souvent reconnues comme les « femmes de » photographes, que nous retrouvons dans des établissements comme celui d’Alejandrina Alba (1837-1910) à Madrid ; Anaïs Tiffon (1831-1912) à Barcelone (Fernando et Anaïs Napoléon) ; ou Juana Bañón (1836-1876), la veuve de Banet à Carthagène. Il convient également de mentionner la « Srta. López y Castillo » (Séville), « Antonia Santos » (1831-1905) (Mondoñedo), ou Primitiva Capistrán Latorre (1841-1872), « Viuda de Valls » (Madrid), parmi beaucoup d’autres (fig. 4).
Même s’il reste toujours difficile de parler d’autoportrait durant les premières années de développement de la photographie, certaines professionnelles utilisent tous les moyens disponibles afin de se revendiquer ouvertement comme telles. Les (auto)portraits de Fernanda Pascual (1838-1868) (galerie de l’Infant Sebastian Gabriel à Madrid) ou Jeanne Catherine Esperon (1828-1912) (« Ludovisi y Señora » à Valence), posant avec leurs appareils et principaux outils de travail, en sont des démonstrations concrètes (fig. 5).
Ainsi, les femmes ont eu une influence mésestimée sur le développement technique, commercial et artistique de la photographie au xixe siècle, dans les sphères tant professionnelles que privées, et ce dans les différentes nations européennes, à l’image de leur participation mieux connue aux avant-gardes photographiques du xxe siècle, dans l’entre-deux-guerres. Leur insertion dans ces milieux reste cependant semée d’embûches, du fait de la professionnalisation croissante du secteur et des discours hostiles à la mixité au travail portés par nombre de leurs collègues, qu’ils soient artistes ou artisans.