Professionnalisation des sculptrices et mobilités européennes au xixe siècle
À la fin du xviiie siècle, émergent sur la scène artistique des figures féminines dont la carrière peut rivaliser avec celles de sculpteurs établis. Celle de la Française Anne-Marie Collot (1748-1821) est à ce titre représentative : élève de Falconet, le célèbre sculpteur qui l’introduit auprès d’important·e·s commanditaires, elle se spécialise dans les portraits aristocratiques et voyage en Europe, jusqu’en Russie. Ces sculptrices, issues de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie, s’appuient sur leur famille et leurs réseaux personnels pour pratiquer leur art et obtenir des commandes, publiques ou privées. Leur formation se fait alors dans des ateliers de sculpteurs professionnels ou dans celui du père, en marge des principales institutions artistiques. En France, Marie d'Orléans (1813-1839), de sang royal, profite de son rang pour s’engager dans la voie de la sculpture et bénéficie du soutien de sa famille, comme plus tard Lady Feodora Gleichen (1861-1922) ou Mary Thornycroft (1809-1895), formée par son père le sculpteur John Francis.
Dans la seconde moitié du xixe siècle, des sculptrices militent en faveur de la reconnaissance des femmes artistes et revendiquent un accès aux institutions officielles. En France, Hélène Bertaux (1825-1909), fondatrice en 1881 de l’Union des femmes peintres et sculpteurs, ouvre un cours destiné aux jeunes filles, tandis qu’à Vienne Teresa Feodorowna Ries (1874-1950) est l’une des instigatrices du groupe « Huit femmes artistes » (Die acht Künstlerinnen) dont la première exposition non mixte a lieu en 1901. Mais si, dès les années 1860-1870, des académies (la Slade School of Art en Angleterre, les académies Julian et Colarossi, puis la Grande Chaumière à Paris) dispensent un enseignement payant avec des classes réservées aux femmes, les institutions publiques, dépendantes de l’État, peinent à s’ouvrir aux femmes : la Royal Academy de Londres propose des cours non mixtes dans les années 1890 et l’école des Beaux-arts de Paris n’accepte que partiellement les femmes à partir de 1897.
Pour se faire remarquer par un public international et obtenir des commandes, les sculptrices participent aux expositions importantes, comme celles des salons parisiens, et voyagent à travers l’Europe. Londres, Stockholm et Munich ou encore Rome les attirent aussi pour diverses raisons : une vie artistique dynamique, des lieux de formation acceptant les femmes, la possibilité de s’insérer dans des réseaux d’artistes. Dans les pays nordiques, en Finlande et en Suède, l’État leur alloue des bourses de voyage pour se rendre en Europe occidentale, en France ou en Italie notamment. Avant 1914, l’importance du modèle antique fait toujours de l’Italie une étape importante dans la formation des artistes européennes (mais aussi américaines comme Harriet Hosmer (1830-1908) ou Edmonia Lewis (1844-1907)) et certaines s’y installent définitivement, comme la Finlandaise Sigrid af Forselles (1860-1935). Pour se former auprès de sculpteurs dont la renommée dépasse les frontières nationales, certaines n’hésitent pas à traverser l’Europe : ainsi des Allemandes Clara Rilke-Westhoff (1878-1954) et Hedwig Woermann (1879-1960) qui se rendent à Paris respectivement dans l’atelier d’Auguste Rodin (1840-1917) et d’Antoine Bourdelle (1861-1929). Celui-ci accueille surtout des sculptrices d’Europe centrale dont les Roumaines Céline Emilian (1898-1983) et Irina Codreanu (1896-1985).
Loin de l’idée reçue qui associe un sujet de prédilection à un sexe, les sculptrices traversent les courants artistiques, de l’académisme aux avant-gardes, s’adaptent au marché et aux commandes, traitent de sujets aussi communs que le nu ou les animaux – c’est le cas de Jane Poupelet (1874-1932) –, mais s’attèlent aussi à des thèmes graves et universels comme le deuil chez Käthe Kollwitz (1867-1945). D’autres entreprennent des voyages hors d’Europe ou dans les territoires colonisés pour trouver de nouveaux sujets : dans l’entre-deux-guerres, Anna Quinquaud (1890-1984) se rend en Afrique subsaharienne tandis que Marguerite Milward (1873-1953) voyage en Inde, toutes deux prenant pour modèles les populations locales.
Sculptrices et courants artistiques au xxe siècle
La présence de plus en plus visible des sculptrices au sein des sociétés d’artistes mixtes et dans les réseaux officiels, ainsi que leur percée dans les institutions publiques leur offrent reconnaissance et légitimité. Ainsi Lucienne Heuvelmans (1881-1944) devient en 1911 la première Française à recevoir le prix de Rome de sculpture, quand Christine Gregory (1879–1963) est l’une des premières femmes élue membre de la Royal Society of Sculptors en 1922. Leur visibilité s’accroît encore après la Première Guerre mondiale, lorsqu’elles reçoivent des commandes de monuments aux morts comme le Spirit of the Crusaders, à Paisley en Écosse réalisé par Alice Meredith Williams (1877-1934). Les sculptrices sont aussi sollicitées pour participer aux chantiers architecturaux des grandes villes européennes. Hilda Flodin (1877-1958) exécute le programme décoratif de façades à Helsinki, et l’Irlandaise Gabriel Hayes (1909-1978) sculpte dans les années 1940 des décors en bas-reliefs à Dublin dans le style puissant du réalisme socialiste, représentant des personnages musculeux au travail. Vera Moukhina (1889-1953) réalise le célèbre groupe monumental L’ouvrier et la kolkhozienne, installé sur le pavillon soviétique de l’exposition universelle de Paris en 1937, témoin d’une sculpture politique au service de la propagande étatique.
Dès la fin du xixe siècle, alors que le symbolisme prône la dissolution des frontières entre les arts, certaines artistes diversifient leurs activités. Antoinette Vallgren (1858-1911) et Camille Claudel (1864-1943) produisent des objets décoratifs dans la veine japonisante. Ruth Milles (1873-1941) est aussi dessinatrice et poétesse, Christa Winsloe (1888-1944) est autrice de romans lesbiens en plus d’être spécialisée dans la sculpture d’animaux. On retrouve cette même pluridisciplinarité dans l’art de Sophie Taeuber-Arp (1889-1943) qui réalise des têtes dada puis des reliefs abstraits en bois. Proches des milieux surréalistes des années 1930-1940 et inspirées par un univers onirique et sensible, Meret Oppenheim (1913-1985) crée des œuvres oscillant entre sculpture et bijou, tandis que Isabelle Waldberg (1911-1990) dirige ses recherches vers des structures légères, hybrides, évoquant à la fois des corps et des architectures.
Dans l’entre-deux-guerres, l’utilisation de nouveaux matériaux élargit la définition et les possibilités du champ de la sculpture tandis que les artistes proposent une réflexion sur le renouveau des sujets. L’Ouragane de Germaine Richier (1902-1959) est le résultat de ses recherches sur l’animalité. Dans une veine plus abstraite, Barbara Hepworth (1903-1975) participe un temps au groupe « Abstraction-Création », à l’instar de la sculptrice Marlow Moss (1889-1958), dans les années 1930, et réinvestit la taille traditionnelle de la pierre ou du bois. La Polonaise Katarzyna Kobro (1898-1951) utilise quant à elle le métal et le plastique dans ses sculptures constructivistes ; dans les années 1960 Marta Pan (1923-2008) réalise des pièces en Plexiglas ou en acier. L’exploration des techniques se poursuit pour évoquer la matérialité du corps, ce que fait la Polonaise Magdalena Abakanowicz (1930-2017) avec ses tapisseries-sculptures Abakans, tandis que sa compatriote Alina Szapocznikow (1926-1973) évoque la maladie avec la série des Tumeurs en mousse de polyuréthane. Le thème de l’érotisme se retrouve dans les sculptures de Maria Pinińska-Bereś (1931-1999) qui intègre des matériaux en lin, ciment, ou encore cuir, et celui du pouvoir est présent dans les nouveaux canons du corps féminin proposés par Niki de Saint Phalle (1930-2002) avec ses Nanas, et plus particulièrement son architecture monumentale Hon/Her exposée au Moderna Museet de Stockholm en 1966.
Parfois célèbres de leur vivant, beaucoup de ces artistes ont souffert d’un oubli durable après leur mort, jusqu’à leur reconnaissance récente. Exposées dans les salles des principaux musées européens, visibles dans l’espace public, certaines ont leur propre musée comme celui dédié à l’œuvre de Käthe Kollwitz à Berlin et à Cologne.