En 1272, deux tailleurs de pierre des environs de Tournai s’engagent à livrer pour le chantier du refuge à Bruges de l’abbaye Notre-Dame de Cambron, dans le Hainaut, les encadrements de six fenêtres « bien façonnées selon les modèles donnés ». Vers 1045, Geoffroi, vicomte de Bourges, entreprend dans le Berry la construction de l’église de Neuvy-Saint-Sépulcre sur le modèle du Saint-Sépulcre de Jérusalem. En 1224, le maître d’œuvre Nicolas, de Beaumont-le-Roger, promet au comte de Dreux, Roger III Gâteblé, de construire un château dont la tour doit être conçue sur le modèle de celle du château Saint-Jean à Nogent-le-Rotrou. Dans tous ces cas, représentatifs à l’échelle européenne, la notion et le rôle du modèle sont fondamentaux, aussi bien pour la conception que la réalisation des œuvres projetées.
De manière générale, le modèle artistique est au Moyen Âge l’instrument utilisé pour représenter à la fois la méthode de conception et les modalités de réalisation d’une œuvre d’art, et ce dans différents champs de création : architecture, sculpture, peinture monumentale, enluminure, orfèvrerie, céramique, tapisserie, broderie, etc. Il est évident qu’un modèle lisible, détaillé, de grandes dimensions, permet de cerner de manière assez précise l’œuvre d’art à élaborer. Chaque modèle peut toutefois connaître des variantes, des infléchissements, voire des applications différentes, et peut donc être recopié fidèlement, adapté, cité, réinterprété.
Modalités de circulation des modèles
La circulation des modèles durant la période médiévale dans l’espace européen, avant l’apparition de l’estampe, se caractérise à la fois par un élargissement typologique et par un dépassement des limitations géographiques. Les créations peintes, sculptées, architecturales, ont systématiquement recours à des modèles, lesquels circulent sur de longues distances et génèrent, souvent, des rencontres et des croisements artistiques et culturels inédits. Ces modèles, références à la fois intellectuelles et matérielles, sont des supports essentiels pour toute création, car ils sous-tendent et structurent tant la conception que la réalisation même des œuvres, tout en offrant un support au dialogue entre le commanditaire et l’artiste.
La mobilité des artistes eux-mêmes, invités le plus souvent par les commanditaires, constitue l’une des modalités névralgiques pour la circulation des modèles : non seulement ils sont ainsi sur place pour la mise en œuvre des modèles qu’ils ont conçus, mais ils ont aussi la possibilité précieuse d’échanger avec les commanditaires et, le cas échéant, d’adapter leur modèle. Aussi, d’après la chronique du moine Gervais à la fin du xiie siècle, le maître d’œuvre français Guillaume de Sens se rend à Canterbury, où il est chargé de la reconstruction, à la suite d’un incendie, de la cathédrale entre 1175 et 1178 ; il apporte au chantier non seulement son expertise et sa créativité, mais fournit aussi aux tailleurs de pierre et aux sculpteurs des modèles matériels, sous forme de gabarits, pour qu’ils puissent façonner convenablement les blocs de pierre utilisés dans différentes parties de la construction.
Si, dans l’architecture médiévale ainsi que dans la sculpture ornementale, les gabarits sont la forme de modèle la plus fidèlement appliquée, un autre type essentiel de modèle est le dessin : il peut s’agir d’un dessin représentatif, de conception plus libre, d’un dessin technique qui prend en compte les problèmes concrets de la matérialisation, ou même d’une épure, à grande échelle, telles celles des grandes baies tracées au xive siècle sur le sol de la crypte de Saint-Étienne de Bourges.
Il importe de souligner que la circulation des modèles permet également la mise en réseau des différents arts. À cet égard, la rationalisation des formes architecturales et des procédés techniques est extrêmement utile pour les orfèvres, qui suivent fidèlement les principes structurels fondamentaux des vrais édifices pour réaliser certaines micro-architectures orfévrées, comme les reliquaires, les encensoirs, les monstrances eucharistiques. Aussi, l’orfèvre nurembergeois Hans Schmuttermayer rédige au xvie siècle un petit traité pratique pour la construction des pinacles en proposant des modèles fondés sur de solides principes géométriques, pouvant être utilisés aussi bien pour l’architecture que pour l’orfèvrerie. Quant au maître d’œuvre picard du xiiie siècle Villard de Honnecourt, bien qu’orienté vers l’architecture, il multiplie dans son Carnet (conservé à Bibliothèque nationale de France) les dessins inspirés d’enluminures ou de sculptures, destinés le cas échéant à servir de modèles.
Les œuvres tridimensionnelles de petites dimensions sont également utilisées comme modèles, lorsque des artistes sollicitent une commande ou soumettent une proposition. Une statuette de sainte Catherine en ivoire mesurant à peine 25 cm, conservée au musée du Louvre et datant de 1380-1390, dont la facture extrêmement soignée, le traitement savant du drapé, le modelé moelleux du visage et la souplesse majestueuse de la silhouette trahissent la main d’André Beauneveu, sculpteur renommé pour ses œuvres grandeur nature, a pu ainsi être un modèle facile à transporter, que l’artiste pouvait présenter aux commanditaires potentiels, lors de ses déplacements à travers l’espace européen, afin d’obtenir des contrats pour des réalisations monumentales.
La migration des œuvres d’art de petit format ou légères favorise, par ailleurs, la circulation de modèles, notamment ornementaux, qui sont appliqués sur divers supports en irriguant différentes techniques. Ainsi, le décor sculpté traité de manière graphique avec une multiplication d’entrelacs sur certains chapiteaux du xie siècle provenant de l’abbatiale Notre-Dame de Jumièges est nettement inspiré des enluminures qui animent les manuscrits contemporains en provenance d’Angleterre ; de même, les motifs géométriques répétitifs, méticuleusement ouvragés et ordonnés, qui se multiplient sur les parties supérieures de certains chapiteaux de Saint-Étienne de Vignory transposent sur la pierre les motifs ornementaux de tissus précieux orientaux arrivés en Occident, lesquels, de par leurs qualités décoratives, sont manifestement érigés en modèles.
La diffusion de modèles symboliques
La volonté de recopier ou de citer un modèle artistique peut, dans certains cas, répondre à une motivation d’ordre symbolique. Aussi, au début du xiie siècle, les chapiteaux antiquisants, ornés de voluptueuses feuilles d’acanthe, de l’abbatiale Cluny III illustrent la volonté de ce puissant monastère d’afficher ses rapports privilégiés avec la papauté et son siège, la ville de Rome, dont les édifices religieux sont dominés par les réminiscences décoratives de l’art antique ; les édifices bourguignons, tels Saint-Lazare d’Autun, reproduisent ensuite le modèle de ces chapiteaux en tant que symbole tantôt de leurs liens, tantôt de leur émulation avec la majestueuse église clunisienne. Dans la deuxième moitié du xiie siècle, les rois normands de Sicile, Roger II et Guillaume II, se font représenter en tenues impériales byzantines sur des panneaux monumentaux en mosaïque, respectivement dans l’église Santa Maria dell’Ammiraglio et dans la cathédrale de Monreale, en train de se faire couronner par le Christ. Cette scène, courante dans l’art byzantin, figure sur des plaques d’ivoire issues souvent des ateliers constantinopolitains, lesquelles, légères et de petites dimensions, peuvent être transportées sur de longues distances et favorisent la diffusion de ce modèle iconographique précis. Mais l’imitation consciente sur les œuvres siciliennes aussi bien du modèle iconographique du souverain couronné par le Christ, que du modèle vestimentaire des empereurs chrétiens d’Orient, est manifestement doublée d’une volonté politique, à savoir suggérer l’association du pouvoir des rois normands à celui de Byzance : la circulation de ces modèles se prête alors, dans ce cas, à une reprise éminemment symbolique.