L’art de l’Europe à l’épreuve de « l’autre »

L’art de l’Europe a été très tôt l’objet de l’histoire de l’art. Dès la fin du XIXe siècle, les suites de la pensée universaliste des encyclopédistes ont porté cette discipline à embrasser la production de tout le continent. Les travaux comparatistes se sont développés d’abord entre les pays d’Europe, puis entre l’Europe et les territoires extra-européens : chacun devenait à son tour cet « autre » exotique face à la vieille Europe, territoire de référence et point de départ de toutes les études. L’expansion coloniale, mais surtout la redéfinition de la notion « d’art » au tournant de 1900, ont jeté les bases d’une nouvelle réflexion sur la manière de comprendre la création extra-européenne. D’abord confisquées par l’ethnologie naissante, ces investigations se sont développées par la suite dans le sillage de l’histoire globale et connectée. Elles ont subi des mutations déterminantes à partir des années 1960, qui peuvent se définir par l’abandon des anciennes visions euro-centrées de l’art.

Titien, Diane et Actéon, huile sur toile, 185 × 202 cm, 1556-1559, Édinbourg, National Galleries of Scotland.
Sommaire

Histoire comparée et histoire croisée de l’art européen

Dans le cadre d’une histoire comparée de l’art européen, on a longtemps privilégié les phénomènes de circulations artistiques d’un pays à un autre, les résistances de certains centres aux évolutions des formes, les analogies de styles dans des sociétés différentes, les déplacements des artistes eux-mêmes entre les cours, entre les villes ou même dans le cadre du « Grand Tour » : en somme la diversité interne de l’art de Europe, tout comme ses stratégies communes. L’historien Johan Huizinga (1872-1945) donna un des premiers modèles de ce type d’approche, qui irrigua par la suite nombre d’études. Dans L’Automne du Moyen Âge, publié à Haarlem en 1919 et traduit pour la première fois en français en 1932, il développa une compréhension de l’Europe comme entité cohérente, dont l’homogénéité était lisible dans une « culture » propre. L’ouvrage est autant une analyse de l’art des territoires bourguignons de France et de Flandres au tournant de la Renaissance, qu’une enquête sur les invariants de la « civilisation » européenne. Cette culture, que Huizinga retrouvait dans les différentes nations et qu’il identifiait à un « humanisme », a été le fondement de nombreux écrits sur l’art de l’Europe, ce dernier étant compris comme l’un des phénomènes d’un « esprit », délimité à un territoire. Cette histoire civilisationnelle permit dans une certaine mesure à Norbert Elias de développer une sociologie historique, notamment en 1969 dans son livre sur la société de cour sous l’Ancien Régime. S’appuyant sur les structures de l’habitat et sur l’usage des pièces dans le château royal, il put mettre au point une vision d’ensemble des ordres sociaux dans l’Europe entière, du xvie au xviiie siècle. La distribution des appartements de l’architecture curiale est pour lui le révélateur des structures de la société monarchique, qui unifient en profondeur une Europe normée par des appareils d’État comparables. Dans un tout autre ordre d’idées, cette compréhension de l’Europe comme civilisation homogène fut le tremplin des volumes de L’histoire artistique de l’Europe, parus à partir de 1995 sous la direction de Georges Duby et de Michel Laclotte, qui marquent l’apogée des études transnationales et l’abandon de la notion « d’école », longtemps usitée en histoire de l’art. Cette rupture définitive avec le cloisonnement des historiographies nationales appelait du reste moins une histoire comparée qu’une histoire croisée : les interactions entre les artistes, les ateliers, les commanditaires ou encore celles découlant du déplacement des œuvres, dévoilent les ressorts cachés des mutations formelles. Ce réseau complexe de points de contact ou, à l’inverse, de rejets, trace une carte toujours mouvante d’une Europe artistique sans cesse recomposée. Il s’agit d’une approche « relationnelle », qui reste une source d’inspiration féconde de nombreux écrits de l’histoire de l’art : elle s’accompagne fréquemment d’une réflexion sur les transferts culturels, qui restent déterminants dans la construction d’une identité artistique, quelle que soit l’échelle à laquelle elle se situe.

Une histoire de l’art globale : le rôle de l’objet

Dans ce type d’étude, l’on considère cependant uniquement des cadres nationaux définis a priori, points de départ ou d’arrivée de circulations artistiques. Même fluctuantes, les frontières de l’Europe gardent une délimitation « occidentale », régulièrement assimilée au monde chrétien. Les interactions multiples entre les pays qui constituent ce monde restent linéaires et bornées à un continent, qu’il soit entendu de manière large ou étroite. Or l’Europe, et par-delà l’art européen, se définissent aussi et surtout par ce qu’ils ne sont pas. En un sens, la réalité de l’art d’Europe ne prend jamais mieux corps qu’à travers le prisme d’un art autre, qui lui permet de mieux identifier ses propres contours. Ce déplacement de perspective induit un franchissement des frontières européennes sous des modalités diverses, qui ont fait l’objet d’études parfois dissemblables, voire opposées.

Le « primitivisme », mouvement né de l’intérêt d’artistes européens pour des œuvres venues d’Afrique ou d’Océanie au tournant de 1900, peut illustrer de façon exemplaire l’évolution des études extra-européennes en histoire de l’art. L’influence des œuvres dites « primitives » sur l’émergence du cubisme (notamment celui de Picasso), du fauvisme, et de ce que l’on nomme les « avant-gardes », a d’abord été l’objet de recherches circonstanciées. Cette démarche s’est bientôt muée en une quête de l’origine : celle de la découverte de ces objets par les artistes et d’une sorte de point « 0 » de la rencontre entre deux cultures. Ce point prétendument originel n’est du reste pas sans lien avec le mythe de la découverte de « l’autre » par les Européens en 1492, lorsque Christophe Colomb débarqua en Amérique dans ce qu’il croyait être les Indes occidentales. L’examen des moyens de connaissance par les artistes européens d’un art nouveau, totalement étranger à ce qu’ils connaissaient auparavant, les modes de sa réception et de son appréciation esthétique, sont alors devenues les problématiques de ces travaux. Dans le cas de Picasso, on a longtemps débattu de l’influence de « l’art nègre » sur les Demoiselles d’Avignon (1906-1907, New York, Museum of Modern Art). Dans le catalogue de la célèbre exposition « Primitivism » in 20th Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern à New York, en 1984, William Rubin, a d’abord défendu la thèse de l’influence de la sculpture ibérique que le peintre aurait vue au Louvre par l’intermédiaire de Guillaume Apollinaire. Par la suite, on a relevé le rôle déterminant de masques Fang du Gabon, que possédait dès 1906 un artiste ami de Picasso, Maurice de Vlaminck ; ou encore l’impact d’une petite statuette Vili achetée par Matisse, également en provenance du Gabon. Plus récemment, lors de l’exposition du musée Picasso intitulée Le Miroir noir en 1997, il a été démontré que Picasso n’eut de véritable contact avec la sculpture africaine qu’après l’achèvement des Demoiselles d’Avignon. En revanche, il regarda de nombreuses cartes postales contemporaines de femmes du Mali ou du Sénégal, photographiées le torse nu, qui rendent douteuses les reconstitutions et les filiations précédentes. La Vierge sculptée romane de l’église de Gósol, en Catalogne, est un autre modèle possible des Demoiselles, qui déplace le champ des arts primitifs ─ couramment assimilés au « sauvage » et à l’exotique ─ à celui des temps primordiaux du Moyen Âge. Ce retour incongru à l’influence de l’art occidental, mêlé ici de sources extra-européennes, révèle de nouveau une méthodologie comparatiste. Seule l’aire de la confrontation a changé : on est passé d’une histoire relationnelle intra-européenne à une histoire des liens entre art occidental et art non occidental.

Mais contrairement à la première méthode, la seconde a été à l’origine d’orientations nouvelles, que l’on peut analyser dans le sillage de l’histoire globale. À la suite de travaux portant sur les circulations d’influences entre les modes européens et extra-européens, certains historiens de l’art se sont insurgés contre une compréhension euro-centrée de l’art ou du moins une compréhension de l’art européen comme étalon, à l’aune duquel l’art extra-européen pourrait être analysé. Dans cette optique, il importe moins de retracer les sources du cubisme que d’évaluer sur un même pied l’art des autres continents. Le développement de l’histoire des collections a certainement été important pour ce changement de perspective : les sculptures africaines et océaniennes que possédaient les artistes cubistes au début du xxe siècle ont été considérées dans le cadre du passé colonial de l’Europe. Les réseaux du négoce de ces artefacts, l’histoire de leur collecte et celle de leur exposition dans des scénographies imaginées en Europe pour eux, qui en changèrent le sens et cristallisèrent parfois de nouveaux styles, tels que le cubisme, furent dans certains cas un moyen de souligner les stratégies de la domination occidentale. Sally Price, dans Arts primitifs ; regards civilisés parle en 1989 de l’« arrogance occidentale » qui est celle des civilisations de l’écrit. Elle pointe aussi le problème de l’anonymat des objets collectés, qui a justifié pendant plusieurs siècles leur déracinement hors de leur contexte d’origine de même que les vols ou les acquisitions forcées lors de missions coloniales. L’Afrique fantôme de Michel Leiris, carnet de route publié en 1934 à la suite de de la fameuse mission Dakar-Djibouti de 1931-1933, révélait déjà les ambiguïtés des pratiques prédatrices de l’ethnologie. L’objet ─ élément du rituel sacré pour les « indigènes », mais matière d’étude scientifique et esthétique pour les membres de la mission ─ exprime le face-à-face violent entre deux mondes. À sa parution, le livre fit scandale dans les milieux de l’ethnologie française ; il est aujourd’hui un témoignage littéraire et une des étapes d’une transformation du regard porté sur les artefacts extra-européens.

Anthropologie de la figuration, Visual Studies et histoire de l’art connectée

L’exposition Les Magiciens de la terre, qui ouvrit à la Grande Halle de la Villette et au centre Pompidou à Paris en 1989, joua ainsi le rôle de déclencheur à double détente. Elle présentait en effet pour la première fois des œuvres d’artistes contemporains africains, inuits, sud-américains, asiatiques, extrême-orientaux ou encore originaires du Pacifique en regard d’œuvres d’artistes européens. Saluée pour son caractère pionnier, elle ne fut pas moins critiquée quelques années plus tard pour l’absence de contextualisation des œuvres extra-européennes, choisies plutôt dans le registre populaire ou religieux, privilégiant, comme l’écrit Maureen Murphy, « l’idée d’altérité et de différence si chère à l’Occident, soucieux de conserver “ailleurs” une part d’altérité régénératrice ». Elle fut également reliée à la trilogie des Métamorphoses des dieux d’André Malraux, publiée entre 1974 et 1977, en trois volets, sous le titre L’Irréel, L’Intemporel et Le Surnaturel, qui mêlait des œuvres issues de l’Orient, de l’Extrême-Orient et de l’Occident et était le prétexte de juxtapositions esthétiques sans aucun élément historique, puisqu’il s’agissait de démontrer la puissance de la création humaine à travers les civilisations et les siècles. Reste que l’exposition des Magiciens de la terre fut l’occasion d’une prise de conscience inédite de l’altérité extra-européenne dans la discipline de l’histoire de l’art et le ferment de nouvelles présentations muséales. D’un regard l’autre. Une histoire des regards européens sur l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie et Planète métisse, inaugurées au musée du Quai Branly à Paris en 2006 et 2008, ont de la sorte renversé le point de vue ordinairement adopté sur les métissages artistiques croisés après les grandes expansions du xvie siècle. Quant aux catalogues, ils mettaient l’accent sur la possibilité d’une alliance entre l’histoire de l’art et ce que Philippe Descola dans un ouvrage important publié en 2005 intitulé Par-delà nature et culture définit comme une « anthropologie de la figuration » ou « anthropologie de la mise en image », qui embrasse les intentions figuratives de toutes les sociétés. Dans le cheminement vers une autre histoire de l’art, capable de percevoir autrement l’art extra-européen, les Visual Studies jouèrent un rôle non négligeable. Parce qu’elles se focalisent sur une histoire de la « représentation », que cette représentation soit de l’ordre du discours ou de l’imaginaire, elles sont pour partie à l’origine d’une considération nouvelle de l’art non occidental. Mettre au jour des schèmes de perception contradictoires (souvent liés à des pratiques sociales et culturelles distinctes) et souligner l’existence de modes d’appropriations différents pour un même artefact, a permis de considérer pour elle-même la création extra-européenne. Les auteurs insistent désormais sur les schèmes figuratifs propres à ceux qui ont engendré les images et sur les transferts culturels entre mondes européen et non européen. Hans Belting dans Perspectives croisées entre Orient et Occident, Florence et Bagdad a ainsi montré en 2013 que l’irruption de la perspective dans la peinture occidentale à la Renaissance était le fruit d’échanges séculaires entre mathématiciens arabes et scientifiques occidentaux depuis le xie siècle et que ces transferts permirent la redécouverte d’Euclide vers 1400 en Europe. « L’éclosion de la Renaissance », située traditionnellement lors du concours de 1401 pour les reliefs des portes de baptistère de la cathédrale de Florence, confine pour lui à une fiction, longtemps entretenue par une histoire de l’art euro-centrée. Par ailleurs, l’analyse fine des déplacements d’objets donna lieu à des études globales, qui ne cantonnaient plus l’Extrême-Orient ou l’Afrique au rang de figurants muets et ne plaçaient plus les productions occidentales et non occidentales dans un rapport d’influence et de subordination. Cette « histoire à part égale » est sans doute un courant de l’histoire de l’art globale. Mais elle dérive aussi de l’histoire dite « connectée » décrite par Romain Bertrand dans L’histoire à parts égales en 2011, car elle s’intéresse avant tout aux connexions transocéaniques, tout en rejetant le « carcan des histoires nationales ». Dans cette optique, Le Chapeau de Vermeer. Le xviie siècle à l’aube de la mondialisation de Timothy Brook, qui se concentre sur la peinture hollandaise du Siècle d’or, peut avoir valeur de référence. Le livre s’articule autour de sept chapitres, qui correspondent aux pérégrinations de sept objets extrême-orientaux ou issus de l’Amérique du Nord que Vermeer représenta dans ses toiles (dont un chapeau en castor du Canada, bien plus onéreux et « exotique » que les vulgaires couvre-chefs de feutre couramment usités en Hollande). L’auteur explicite de la sorte les modes d’échanges à travers les routes maritimes entre les Provinces-Unies, la Chine, les côtes indonésiennes, Madagascar ou encore la « nouvelle France » de Samuel Champlain. Dans ce lacis complexe, ce sont moins les phénomènes de circulation et de diffusion qui sont mis au jour par T. Brook, que les circonstances du contact, la démythification de la prééminence de l’art européen et l’apport d’acteurs extra-européens à l’élaboration des images occidentales. La peinture de scènes d’intérieur de Vermeer, longtemps cantonnée à un art « du silence », de l’intimité et de la sérénité, sérénité associée à l’émergence d’une société bourgeoise enrichie, s’en trouve rafraîchie. Par ce « couloir menant au vaste monde » ouvert par l’auteur, les toiles de Vermeer nous font pénétrer dans le grouillement dissonant d’un univers connecté, hybridé et métissé.

Dans un même ordre d’idée, les études de Victor Stoichita investissent les problématiques du métissage culturel, tout en montrant que l’incursion de « l’autre » ne fut jamais facile dans la création européenne. Dans L’image de l’Autre. Noirs, Juifs, Musulmans et « Gitans » dans l’art occidental des Temps modernes et sans quitter les rives de l’Europe, l’auteur s’interroge en 2014 sur les nombreuses incursions de « l’étranger » dans la peinture occidentale au moment de la découverte de l’Amérique en 1492, de la chute de Constantinople en 1453, de l’expulsion des juifs d’Espagne et de l’organisation des traites négrières. Une enquête collective similaire, limitée à la représentation des Noirs dans l’art occidental, avait été entreprise sous la supervision de Dominique et John de Menil aux États-Unis dès la fin des années 1960. Elle concourut au développement d’une histoire globale de l’art et à la publication d’ouvrages pionniers, notamment ceux de David Bindman. V. Stoichita se situe certainement dans cette lignée, dans la mesure où il reprend le dossier de l’image de « l’autre » à partir des œuvres elles-mêmes, notamment à partir du corpus pictural de la Renaissance : Adorations des mages où les émissaires royaux venus adorer Jésus sont Africains, Asiatiques, voire Indiens ; portraits de serviteurs de couleur, commandés par le prince, gitans et gitanes qui s’immiscent dans les premiers paysages vénitiens, etc. Or il ne s’agissait pas seulement pour les artistes de parsemer les tableaux de figures pittoresques, destinées à plaire et à retenir l’attention. Ou même de rendre compte de la diversité du monde, dont la réalité s’était imposée dans les mentalités européennes. Pour Stoichita, l’« exotisme » fut un thème sérieux et réflexif : il permit de redessiner les contours de la vieille Europe. Lorsque Titien invente de toutes pièces une compagne noire à Diane, s’écartant volontairement de toutes les sources littéraires, il recompose une nouvelle image de la nudité de la déesse antique : dissemblable mais pourtant parfaitement complémentaire de son moderne double noir (Diane et Actéon, 1556-1559, Édimbourg, National Gallery of Scotland). Dans le tableau de Titien, Actéon en reste pétrifié de surprise ; son commanditaire, le champion de la catholicité Philippe II d’Espagne, le dérobera aux regards dans les profondeurs de son palais. Il était sans doute délicat de dévoiler ces nudités étranges, qui laissaient finalement entendre que Diane était autant marginale qu’une servante noire ou encore que la blancheur de Diane ne pouvait s’incarner que par son double de couleur. Titien représenta de façon très personnelle cet « autre » si dérangeant, mais fondement obligé de l’altérité : altérité féminine, altérité sociale (cette « Diane » noire est une servante) et dissemblance corporelle. Car l’écart physique n’est pas distance infranchissable chez Titien, puisque les deux figures sont comme enroulées l’une sur l’autre. Selon Stoichita, ce motif imaginé par Titien décèle non seulement une quête identitaire de l’Europe, qui définit ses rapports avec « l’autre » à l’aube de l’époque moderne, mais aussi un « étranger intérieur », dont les artistes ont toujours eu conscience.

Le voyage immobile

Parce que l’art peut toujours être « effarement », « expérience de l’altérité », selon les mots d’Emmanuel Levinas dans De l’existence à l’existant, et même « instrument d’une exterritorialisation » sans lointains voyages, il demande parfois des analyses différentes de celles des autres disciplines. L’historien de l’art doit en effet tenir compte de manifestations diverses, hors de tout référence à des canons artistiques normés, pour comprendre le surgissement de la création. Pour juger de l’art de Gauguin, il n’est pas toujours nécessaire de décrypter ses séjours aux îles Marquises, où le peintre mourut en 1903. Lors sa période bretonne à partir de 1888, Gauguin rencontre le « sauvage », le « primitif » et lit déjà dans les paysages de Pont-Aven l’archaïsme qu’il recherchera plus tard en Polynésie. Son style synthétique n’a pas besoin de ce qu’il a lui-même nommé « l’atelier des Tropiques » pour s’épanouir. Aussi l’histoire de l’art est-elle contrainte de rechercher dans une sphère rapprochée, quotidienne, et même populaire, ce qui a pu paraître assez étranger aux yeux des artistes pour stimuler leur imaginaire. Dans Honneur aux valeurs sauvages, en 1951, Jean Dubuffet définit de cette manière l’art brut, et trouve dans cet « art qui n’a jamais cessé de se faire en Europe parallèlement à l’autre, cet art sauvage auquel personne ne prête attention […], l’art européen authentique et vivant ». « L’autre » n’est ici pas très éloigné et pourtant toujours dans la situation du « dehors » ; il oblige l’histoire de l’art à toujours penser son objet comme « différence » et entraîne l’artiste à transcender la question des territoires, de l’extra-territorialité et des métissages culturels.

Citer cet article

Christine Gouzi , « L’art de l’Europe à l’épreuve de « l’autre » », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 08/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12195

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Jean-Baptiste Le Prince, Scène de la vie quotidienne en Russie, 1764, huile sur toile, 0,73 x 0,60 m. Source : Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage via Wikimedia Commons.
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