Comme en témoignent les vestiges des architectures omeyyades (661-750) – par exemple les mosaïques de la Grande Mosquée de Damas (entre 705 et 715) ou les fresques ornant les bains princiers de Qusayr ‘Amra en Jordanie (première moitié du viiie siècle) –, les arts de l’Islam montrent depuis leur genèse d’indéniables liens avec l’Occident. Ils font alors volontiers des emprunts aux arts gréco-romains, puis chrétiens, sans doute par l’intermédiaire d’artistes formés à la manière byzantine ou copte, dans des contextes encore très mal connus.
L’Iran mongol
Ces liens s’avèrent plus ténus dans les contrées les plus orientales des terres d’Islam, héritières d’autres civilisations – celles des Parthes et des Sassanides – et de l’art bouddhique de l’Asie centrale, elle-même intimement liée à la Chine. Dans ce monde iranien islamisé (Iraq, Iran et Asie centrale), il faut attendre l’arrivée des dynasties mongoles au milieu du xiiie siècle et leur implantation progressive sur cet immense territoire, pour que se manifeste un intérêt réel, bien qu’inconstant, pour les arts européens. Les sources mentionnent ainsi la présence d’une communauté chrétienne installée à Qaraqorum, capitale mongole, et d’artistes européens qui y exercent leur métier : un célèbre récit du frère Guillaume de Rubrouck, qui se rend en Mongolie en 1253, fait état des créations de Guillaume Boucher, orfèvre parisien à la cour du grand Khan. La Pax Mongolica favorise encore la présence des marchands européens dans les grandes villes du monde iranien alors dominé par les Ilkhanides (1256-1353), dynastie mongole islamisée à la fin du xiiie siècle.
Il n’est en conséquence pas étonnant que quelques peintures de manuscrits exécutées durant cette période s’appuient sur une iconographie chrétienne. Une copie arabe de l’Histoire universelle (Edinburgh University Library, Ms Arab 20), texte composé par le grand vizir Rashid al-Din (1247-1318) lui-même et illustré alors qu’il est encore en vie, comporte une représentation de la naissance du Prophète Muhammad qui emprunte indéniablement aux nativités christiques. Dans son sillage, d’autres images attestent encore l’intérêt que l’Iran a pu porter à l’Europe à la période médiévale : différents dessins exécutés aux alentours de 1370 montrent ainsi des personnages vêtus à la mode des cours européennes (par exemple, Istanbul, Topkapı Saray Museum, H. 2153 fol. 54v, ou Berlin, Staatbibliothek, Diez A fol.71). Ces dessins sont réalisés en grisaille, parfois délicatement rehaussés de bleus et ocres en lavis, comme cela peut se faire en Europe à la même époque. Une inscription, postérieure à leur exécution mais néanmoins ancienne, mentionne qu’il s’agit d’images exécutées « à la manière franque » – en persan « farangῑ sāzi » –, expression qui désigne toute représentation comportant quelques liens, stylistiques ou iconographiques, avec des œuvres européennes.
Procédés et genres européens
La chute des Ilkhanides dans le monde iranien et la peste noire qui sévit alors en Europe réduisent ensuite les échanges entre les deux zones. Durant le xve siècle, où s’épanouit le brillant mécénat exercé par les Timourides (1370-1506), lignée de Tamerlan, les références à l’Europe se font plus rares. Il faut attendre le siècle suivant pour que le monde persanophone entrant dans la modernité développe, au sein des empires safavide en Iran, et moghol en Inde, de nouveaux rapports avec l’Europe. Les relations diplomatiques et commerciales s’intensifient considérablement et ce, par des voies diverses : communautés européennes s’installant à Ispahan, comme les Arméniens de la nouvelle Jolfa, ou visiteurs prosélytes comme les missionnaires jésuites accueillis par l’empereur moghol Akbar (1556-1605). La miniature telle qu’elle était conçue n’a alors plus le même succès au sein des cours princières : l’image occupe une place grandissante, au détriment du texte, ce qui constitue une révolution dans la peinture islamique. Les peintres expérimentent volontiers de nouveaux procédés utilisés par les Européens comme les ombres, les modelés et la perspective. Les compositions s’aèrent, le nombre de personnages se réduit, la palette n’est plus saturée.
Toujours sous l’influence de l’Europe, l’Iran et l’Inde s’intéressent à de nouveaux genres comme le portrait. Si ce dernier n’est pas inconnu des arts islamiques, il est jusqu’alors rare et toujours archétypal. Les peintures mogholes et safavides ne dérogent pas à ce dernier principe, mais il arrive plus souvent que le portrait tende vers une certaine vraisemblance, une forme de réalisme. Le musée du Louvre possède un portrait de Shâh ‘Abbâs Ier (1588-1629), daté de 1627 et signé par le peintre Muhammad Qasim, où l’empereur est représenté en compagnie d’un page (Louvre, MAO 494). Deux modes de représentation sont utilisés côte à côte : le page correspond précisément aux canons esthétiques en vigueur, c’est une ode à la jeunesse et à la beauté et non une personne en particulier. Le souverain, en revanche, est peint avec précision, les traits de son visage et sa moustache sont tels que les textes et d’autres images les décrivent, et son étroite coiffe ainsi que l’ensemble de ses vêtements sont tout à fait caractéristiques des modes en vogue de l’époque.
Un peu plus tard, durant les règnes de Shâh Sulaymân (1666-1694) et de Shâh Sultân Husayn (1694-1722), l’engouement pour l’art européen devient tout à fait manifeste dans les œuvres de célèbres peintres de cour comme Mohammad Zamân (1649-1707) et Ali Qoli Jobbadâr (1666-94), qui en font d’ailleurs leur marque de fabrique. Dans les palais d’Ispahan, les fresques où figurent des personnages vêtus à l’européenne et peints dans un style lui aussi inspiré de la peinture européenne se multiplient tandis que, au même moment, la peinture sur toile fait une apparition discrète mais néanmoins remarquable dans les arts persans.
En Inde, des copies de scènes chrétiennes, directement inspirées de gravures rapportées par les missionnaires jésuites, sont collectées dans des albums qui servent aussi de cahiers de modèles. Bien que le caractère sacré des sujets n’intéresse pas du tout les artistes moghols, ces derniers n’hésitent pas à réinterpréter en polychromie, et en grand nombre, descentes de croix et pietà. La reproduction en est rarement servile, les artistes changeant volontiers de formats et de décors. Certains sujets comme les études de nus ou les vierges allaitant l’enfant Jésus, ainsi que les herbiers européens, connaissent alors un véritable succès. Les peintures de fleurs, en particulier, se multiplient car elles sont aussi utilisées à des fins ornementales, que ce soit dans les marges des manuscrits ou sur de nombreux supports et avec divers matériaux comme les fameuses décorations en pierre ou pietra dura du Taj Mahal.
Enfin les échanges artistiques ne sont pas unilatéraux : les tapis safavides, par exemple, sont alors célèbres en Europe, où certains produits de luxe sont exportés, en particulier les tapis dits « polonais », tissés en fils de soie et de métal. C’est également le cas d’autres productions moins prestigieuses, mais prolifiques, comme les céramiques à décors bleu et blanc imitant les porcelaines chinoises, qui furent si appréciées par les Européens.