L’expression de la hiérarchie ecclésiastique
Les cathédrales constituent par leur nombre – plus de 600 – et leur monumentalité un élément fort de l’identité européenne dans les limites de la chrétienté catholique, structurée à partir du début du ive siècle en une multitude de diocèses dirigés par un évêque. Le terme de cathédrale vient de cathedra, qui désigne en latin le trône de l’évêque, près du sanctuaire. Jusqu’à la fin du Moyen Âge domine cependant le nom d’église-mère (ecclesia mater ou matrix) du fait que, à de très rares exceptions, toutes les églises du diocèse lui sont affiliées. La prédominance de l’architecture et du décor des cathédrales sur les églises du diocèse offre un écho à la carte ecclésiastique locale, où le clergé est soumis à l’évêque.
Une autre hiérarchie, « supradiocésaine », se manifeste dans les références multiples de ces édifices à la cathédrale de Rome, Saint-Jean de Latran, « mère de toutes les églises ». Ainsi s’explique le succès du parti basilical d’origine paléochrétienne, avec un plan allongé à plusieurs vaisseaux, dominé par le vaisseau central qui s’achève par une abside abritant le sanctuaire, à l’opposé de l’entrée. On le retrouve au moins jusqu’à la fin du Moyen Âge dans les édifices les plus ambitieux, fidèles au parti à cinq vaisseaux (Bourges, Cologne, Tolède, Milan). Les cathédrales sont en effet des édifices emblématiques de la chrétienté d’obédience romaine, à l’image de la soumission des évêques au pape. Sur la façade de Saint-Jean de Latran, une inscription, remontant au moins à la fin du xiie siècle, rappelait ainsi que la cathédrale du pape, évêque de Rome, était elle-même la première de toutes les églises : mater omnium ecclesiarum orbis terrarum.
Première église du diocèse, chronologiquement et hiérarchiquement, la cathédrale reprend à l’origine certains dispositifs des grandes salles impériales de l’Antiquité romaine, notamment la mise en scène du pouvoir. Celle-ci est adaptée à une nouvelle liturgie où les fidèles sont désormais admis dans une partie de l’espace consacré, comme en témoigne la cathédrale de Split établie dans l’ancien palais de Dioclétien (c. 300), où l’évêque prend place dans l’ancienne salle du trône impérial. La transformation en cathédrales de prestigieux temples antiques (Parthénon d’Athènes, Syracuse) ou ailleurs de grandes mosquées (Lisbonne, Cordoue) en dit long par ailleurs sur la volonté de s’imposer dans le cours d’une tradition religieuse multiséculaire.
Cathédrales et politique : des lieux de mémoire, des régions aux nations
Les cathédrales ont été des lieux privilégiés de mise en scène du pouvoir, avec les fonctions d’église du couronnement ou du sacre (rois de France à Reims ; de Norvège à Trondheim ; souverains de Hongrie à Bratislava [1563 à 1830]) ou de nécropole princière (cathédrale salienne de Spire ; cathédrales « normandes » de Sicile à Cefalù, Monreale et Palerme ; Uppsala en Suède [1272/73-1435] ; Roskilde au Danemark), ou encore les deux en même temps (Cracovie, cathédrale du Wawel pour les rois de Pologne ; Notre-Dame de Rouen pour les ducs de Normandie). Elles accueillent les trophées illustrant l’épopée des pouvoirs qu’elles exaltent : le griffon de Pise, grande sculpture en bronze doré juchée au sommet du pignon oriental de la cathédrale romane, rappelle les victoires de la république maritime sur les Arabes en Méditerranée occidentale. La cathédrale de Valence (Espagne) conserve quant à elle les chaînes du port de Marseille emportées par les Aragonais lors d’un raid sur cette ville en 1423. Le maréchal de Luxembourg reçut à Paris le surnom de Tapissier de Notre-Dame, aux voûtes de la cathédrale étant suspendues, comme des trophées, les bannières des vaincus par les armées de Louis XIV.
À partir de la fin du xviiie siècle, la cathédrale tient une place de choix dans le discours fondateur d’une véritable histoire de l’art. Goethe (De l’architecture allemande, 1772) fait de la cathédrale de Strasbourg l’édifice emblématique du génie allemand. Au xixe siècle, les cathédrales servent même de support aux discours nationalistes et sont l’objet de controverse. La controverse franco-allemande sur les origines du gothique se prolongea même après que l’historien de l’art allemand Franz Mertens eut reconnu l’antériorité des monuments français (1843). La dimension nationale des cathédrales fut soulignée à la faveur des importants travaux de restaurations qu’elles subirent, et elle constitue également un des enjeux des travaux d’achèvement menés au xixe siècle. À Cologne, le chantier de la cathédrale gothique, dont seul le chœur avait été construit au Moyen Âge (1248-1322), fut rouvert après plus de trois siècles d’interruption pour aboutir en une quarantaine d’années (1842-1880) à l’achèvement d’un édifice gigantesque, emblématique de l’unité allemande, scellée en 1871.
Le succès de ces chantiers d’envergure fut tel qu’il gagna d’autres confessions, protestantes et surtout orthodoxes, qui ignoraient jusqu’alors le mot « cathédrale » puisqu’il était étranger à leurs structures institutionnelles. Le terme désigne dans ce cas des sanctuaires prestigieux qui traduisent à une échelle colossale des traditions architecturales régionales. À Sofia, la cathédrale Alexandre-Nevski (1882-1892), d’inspiration byzantine, est la plus vaste église de la péninsule Balkanique, avec une capacité d’accueil de 10 000 fidèles.
Des chantiers internationaux
L’histoire de l’art européen peut difficilement surestimer la part qu’y tiennent les cathédrales, qui illustrent mieux que tout autre type d’édifice l’histoire de l’architecture. L’archéologie permet avec une certaine acuité de retrouver les dispositifs de cathédrales du haut Moyen Âge (Genève). Pour les époques plus récentes, on pourrait multiplier les noms d’édifices représentatifs d’un mouvement artistique, et ce, pas seulement pour l’art gothique, qui passe pour le style emblématique des cathédrales, ce qui explique la vigueur du courant « néo-gothique » au xixe siècle.
Les cathédrales ont été des chantiers « internationaux » par excellence, en raison de l’ambition de leurs commanditaires, évêques et chapitres canoniaux la plupart du temps, princes mais aussi municipalités (en Italie centrale par exemple), qui ont souvent fait appel à des architectes extérieurs, contribuant ainsi à la circulation accrue de modèles prestigieux, et à l’émergence d’édifices d’une grande nouveauté qui à leur tour devinrent des foyers de rayonnement. Aux confins septentrionaux de l’Angleterre, la cathédrale de Durham (1093…) est un des chantiers les plus novateurs de la fin du xie siècle, assimilant l’héritage normand qu’elle transmute avec l’une des plus précoces applications de la technique du voûtement d’ogives. Les chantiers des cathédrales de Strasbourg et de Cologne introduisirent peu avant le milieu du xiiie siècle dans l’Empire les formes créées en France. Les deux architectes du chœur de la cathédrale de Prague (1344-1385), Mathieu d’Arras puis Peter Parler, témoignent de ces déplacements d’artistes à travers l’Europe.
L’histoire mouvementée du xxe siècle a fait de monuments symboles de l’identité nationale des supports de l’idée européenne. Ainsi, la cathédrale de Reims, martyrisée en septembre 1914, fut le lieu emblématique de la réconciliation franco-allemande en 1962, avec la rencontre entre le général de Gaulle et le chancelier Adenauer. L’art illustre cet enjeu : les vitraux de l’artiste allemand Imi Knoebel ornent les fenêtres des chapelles rayonnantes, de part et d’autre des verrières de Chagall dans la chapelle d’axe, sous les verrières d’origine des parties hautes de l’abside.