Champ d’investigation neuf pour l’histoire, le patrimoine industriel est l’un des vecteurs culturels qui reflètent le mieux la dualité de l’Europe. Par ses vestiges matériels et sa mémoire immatérielle, il est, d’une part, un élément clé de son identité, reflet des échanges entre les hommes et les techniques qui, entre les xviiie et xixe siècles, ont fait du continent, au-delà des frontières, le berceau de l’économie contemporaine. Ainsi, sur quarante-six sites industriels classés sur la liste du patrimoine mondial en 2012, trente-six sont européens. Mais, vulnérable, complexe, souvent démesuré, il dépend, d’autre part, pour sa reconnaissance, des seules conjonctures nationales. Les cas de la France et de la Grande-Bretagne illustrent ce paradoxe.
Deux prises en compte différentes
En France, les jalons du passé récent correspondent à des repères saillants pour l’essor de ce patrimoine. Coïncidant avec le choc pétrolier de 1973, le ferraillage des halles de Baltard a détruit, en août 1972, un chef-d’œuvre admiré de l’architecture métallique. Vingt ans plus tard, à la chute du mur de Berlin (1989) et au premier conflit du Golfe (1991) qui marquent la perte du rang de super-puissance hérité de l’après-guerre, correspondent la fermeture du dernier gîte charbonnier à Oignies (Pas-de-Calais) en décembre 1990, et celle des hauts fourneaux d’Uckange (Lorraine) en décembre 1991, véritables mammouths des temps modernes dont le gigantisme a posé de gros problèmes de conservation. Le patrimoine industriel croise, du coup, quatre fortes préoccupations sociales de la France actuelle : le travail, le paysage, la ville, la marginalité. Il naît au moment où se réduit l’emploi ouvrier et apparaît la conscience écologiste. L’écomusée du Creusot est fondé en 1974 sur les cendres brûlantes de l’empire sidérurgique des Schneider, jadis fournisseurs du potentiel militaire hexagonal. Vingt ans sont nécessaires pour que les vestiges remodelés (château de la Verrerie, marteau-pilon, plaine des Riaux) de cette ville-entreprise, blessée à cœur par la crise, s’intègrent, dans l’esprit des populations, au renouveau. C’est ainsi que le patrimoine industriel annonce la déchirure du tissu urbain et produit des friches (la Belle de Mai à Marseille, ex-manufacture des tabacs), ces lieux inquiétants de l’entre-deux contemporain, témoins d’une splendeur révolue mais dont l’ampleur permet, au prix de choix politiques, la reconversion, voire la régénération de la ville, comme le montrent la construction du Stade de France dans l’ancienne plaine productive de Saint-Denis en 1998 ou les dernières expériences menées à Nantes (parc des Chantiers), Saint-Étienne (Manufrance) ou Mulhouse (quartier DMC).
La temporalité de l’histoire ne coïncide pas, on le voit, avec celle du patrimoine qui a la propriété de modeler les vestiges du passé lointain au gré de l’image que les populations se font de leur futur proche. Très symptomatiques sont, à cet égard, le succès précoce du patrimoine industriel (début 1960) puis sa vive extension en Grande-Bretagne. L’ouverture en 1968 d’un musée du fer à Ironbridge (Shropshire), localité qui tire son nom du premier pont en fonte au monde (1781), traduit l’attrait des Britanniques pour la réussite d’une famille (les Darby) remarquable par sa religion (le quakerisme), sa durée (trois générations) et sa compétence technique (l’invention de la fonte au coke en 1709, le perfectionnement de la machine à vapeur, la construction métallique). Ironbridge concentre toutes les séductions : arts du feu, beauté de la vallée de la Severn, chronologie qui se confond avec la révolution industrielle et exprime le destin de l’Angleterre moderne. La reconversion ultérieure de l’Albert Dock à Liverpool, de Manningham Mills à Bradford ou celle, à Londres, des centrales électriques de Battersea et de Bank Side, devenue le musée de la Tate Modern, est portée par cette vague d’optimisme.
Usages
Ces exemples colossaux donnent la mesure d’un trait essentiel du patrimoine industriel : il faut l’apprécier au regard des valeurs originales dont il est porteur (travail, techniques, organisation des productions, circulation des biens matériels dans une société assujettie à la modernisation économique accélérée depuis trois siècles), et non pas à partir de simples critères esthétiques. Exceptionnels (saline d’Arc-et-Senans en France, mines royales de sel de Wieliczka en Pologne, village textile de New Lanark en Écosse, usine du Lingotto à Turin, complexe sidérurgique de Völklingen en Sarre) ou sériels (bassins miniers de Wallonie et du Nord-Pas-de-Calais), les bâtiments sont toujours au cœur d’un système dont ils sont constitutifs ou qui les englobe.
Le plus modeste moulin peut lui-même relever de cette flexibilité utilitaire (réseau de drainage de Kinderdijk-Elshout, aux Pays-Bas). Mais on songe surtout, à cet égard, aux forges proto-industrielles nichées dans de vastes couverts forestiers (Engelsberg, en Suède), aux filatures de soie (Ardèche et Italie du Nord), aux cités patronales modèles (Saltaire, Port-Sunlight en Angleterre), aux installations suscitant ou régissant des villes (Goslar en Basse-Saxe et les mines d’argent de Rammelsberg), aux établissements qui finissent par modeler des paysages entiers (extraction du cuivre en Cornouailles, à Falun en Dalécarlie en Suède, à Røros en Norvège ; complexe charbonnier de Blaenavon au pays de Galles ; vallée alpine du sel à Hallstatt-Salzkammergut en Autriche, traitement du mercure à Almadén en Espagne et Idrija en Slovénie). Petits (usine de pâte à papier de Verla, en Finlande) ou disséminés (colonies textiles en Catalogne), les vestiges productifs éclairent des économies et des sociétés d’acteurs solidaires dans la longue durée et sur de vastes espaces, dont témoigne la « route » du patrimoine industriel en Europe qui s’appuie désormais sur près de mille sites dans quarante-quatre pays et en relie les quatre-vingts points majeurs.
En raison de cette multiplicité et de leur aptitude à accueillir de nouvelles fonctions, les restes de l’âge industriel représentent, sous la forme de leur corpus le plus massif (les usines et infrastructures des xixe et xxe siècles) un défi et un potentiel énormes puisqu’ils englobent le vieux fonds (charbon, fer, acier, textile) et les activités récentes (automobile, aéronautique, électronique, loisirs). Les problèmes hérités du défunt bloc communiste compliquent la situation. Si la Basse-Lusace a su régénérer des structures abandonnées en monuments culturels (cokerie de Lauchhammer), la Haute-Silésie et l’Oural commencent à peine à préserver leurs anciennes fonderies et aciéries. Néanmoins, l’industrie se ressource elle-même lorsque Nestlé fait de la chocolaterie Menier désaffectée son siège social en France ou que la fabrique Fagus d’Alfeld, en Basse-Saxe, continue de fonctionner. Plus souvent l’usine se mue en centre culturel (Condition publique de Roubaix, charbonnages du Grand-Hornu en Belgique, Vapor Aymerich à Terrassa en Catalogne). Mais l’enjeu véritable est dans la revitalisation des quartiers industriels historiques qui perpétue la valeur universelle du paysage comme trace d’une aventure humaine (à Lodz, Ancoats ou Schio) et dans la conservation durable des lieux pour des usages sociaux, appropriés au contexte disparu et acceptés par les acteurs de maintenant (bassin houiller de la Ruhr ; usines Carl Zeiss d’Iéna en Allemagne ; complexe Van Nelle à Rotterdam, manifeste lumineux du mouvement moderne devenu plateforme des entreprises numériques). Parent pauvre de la beauté académique, le patrimoine industriel est un socle identitaire puissant pour la ville et le territoire européens de demain.