De la Révolution française à la Grande Guerre, le modèle de l’art grec antique connaît en France un bon nombre de révisions, à la faveur des découvertes archéologiques, certes, mais aussi grâce aux choix esthétiques opérés par les peintres et les sculpteurs, dans leurs créations comme dans leurs écrits. Modèle exalté par le néoclassicisme sous l’Empire, modèle honni par les avant-gardes dès le milieu du siècle, modèle à nouveau recherché par les sculpteurs symbolistes au tournant du xxe siècle, l’art grec antique suscite fascination et répulsion tant il change de visage à mesure que, dans les chantiers de fouilles, on exhume des statues aux caractères inattendus. Le hiératisme et la polychromie des œuvres archaïques, souvent incomprises des savants, intriguent et suscitent l’intérêt de certains artistes, qui y nourrissent leur imaginaire. Ce changement séculaire de paradigme, au profit de l’archaïsme, se manifeste en plusieurs stades, sous l’égide de personnalités éminentes ou méconnues.
Du monde antique au modèle grec
Le peintre Jacques-Louis David (1748-1825) est emblématique d’une génération d’artistes nourrie à L’histoire de l’art chez les Anciens de Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), paru en 1764 : il apprécie la statuaire antique dans sa globalité, sans distinguer réellement art grec et art romain, en dépit des apports scientifiques du Musée des Antiques au sein du Louvre de Napoléon. Cette réunion exceptionnelle de sculptures prélevées dans les villes conquises par les armées impériales a surtout catalysé la perception idéale de l’art antique. La vigueur des compositions de David et la cohérence des marqueurs d’Antiquité dans ses toiles installent durablement le répertoire et les options néoclassiques dans l’art français, selon deux tendances opposées, l’une plutôt savante, l’autre plutôt sensuelle. Mais lorsque éclate à Londres, en 1815, l’affaire des marbres d’Elgin – décrochés du Parthénon par l’aristocrate anglais et soumis à expertise pour être rachetés par la couronne britannique –, lorsque le Louvre acquiert la Vénus de Milo en 1821 et que de nombreux artistes se passionnent pour ces sculptures grecques si réalistes, le grand peintre de l’Empire, exilé en Belgique, n’intervient plus dans les controverses esthétiques de son temps. En revanche, les jeunes artistes formés à l’École des Beaux-Arts imprégnée de néoclassicisme, notamment des sculpteurs comme Pierre-Jean David dit David d’Angers (1788-1856) et James Pradier (1790-1852), se penchent sur les nouveaux modèles offerts par l’actualité archéologique et diffusés par le moulage. Les écrits intimes et publics de David d’Angers, son journal, sa correspondance, comme plus tard ses conférences d’académicien, attestent de sa fascination pour les « fragments vivants des frontons du Parthénon », qu’il visite au British Museum en 1816 et qu’il peut revoir à Paris dans la collection de plâtres de Giraud ; David d’Angers en décline l’un des marbres dans une sculpture patriotique en 1822-1825, le Monument au général Bonchamps (église de Saint-Florent-le-Vieil, Vendée). Son confrère Pradier préfère le modèle suave de Praxitèle pour ses sculptures allégoriques, mais il démontre un intérêt ponctuel pour des modèles plus archaïques, au drapé lourd et à la gestuelle hiératique, qu’il emprunte à la peinture de vases grecs, largement diffusée par l’édition céramographique.
L’art grec et archaïque
Tout aussi passionné d’art antique, le peintre Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) est une figure majeure de la transmission du modèle grec, moins pour ses écrits parcellaires que pour son influence à la Villa Médicis qu’il dirige de 1835 à 1840. Il y institue un véritable cours d’archéologie et il y sollicite l’aide des pensionnaires pour enrichir sa collection personnelle de calques d’après les vases, immense banque d’images où il puise des motifs et des scènes pour ses propres tableaux. Parmi les disciples d’Ingres à la Villa Médicis, le peintre Dominique Papety (1815-1849) assume son goût pour des modèles antiques de style sévère ou archaïque, qu’il insère dans ses toiles, comme Femmes grecques à la fontaine (1839-1840, Montpellier, musée Fabre). Il fait aussi le périlleux voyage de Grèce en 1846, où il dessine quantité de sites et de statues de haute époque, qui ne seront étudiées par les archéologues que vingt ans plus tard. Au Salon de 1847, il expose un grand dessin d’une Statue troyenne, copie de kouros hiératique d’un musée allemand, démontrant son attirance pour les temps primitifs de la Grèce.
Cette décennie est décisive pour l’approfondissement et la diffusion des savoirs archéologiques, sur le plan pédagogique d’abord, avec la parution d’ouvrages de vulgarisation comme le Manuel Roret en 1841, et d’un point de vue institutionnel aussi, avec la création en 1846 de l’École française d’Athènes et celle d’un département spécialisé au Louvre, en 1849, le « Musée grec primitif », qui regroupe et expose toutes les acquisitions de statues et reliefs archaïques, antérieurs au siècle de Phidias. Au milieu du siècle, un débat esthétique et archéologique récurrent connaît son acmé, celui de la polychromie de l’art grec antique. Avec les ouvrages et les travaux de l’architecte Jacques-Ignace Hittorff (1792-1867), la vision d’une Grèce antique toute colorée à l’orientale, bâtiments et œuvres, trouve plus de partisans parmi les peintres et les sculpteurs, mais aussi dans les officines de moulage et de fonte d’art. L’artiste le plus impliqué dans cette querelle est Jean-Léon Gérôme (1824-1904) qui popularise la polychromie antique, cinquante ans durant, avec ses toiles attrayantes et ses sculptures sensuelles, diffusées en reproductions multiples par la maison Goupil.
Dans le dernier tiers du siècle, des peintres comme Gustave Moreau (1821-1898) et Georges Rochegrosse (1859-1938) proposent des déclinaisons plus inquiétantes, voire barbares, de la Grèce antique, qui sont confirmées par les fouilles de Schliemann en Troade et à Mycènes. Les publications somptueuses de l’aventurier archéologue valorisent des motifs de céramique et de statuaire très archaïques, qui accompagnent l’entrée au Louvre de sculptures aux formes stylisées, comme l’Héra de Samos en 1881 ou la Dame d’Auxerre en 1908, aux antipodes des marbres réalistes du Parthénon. Ce sont ces nouveaux modèles archaïques, à l’étrange sourire et à chevelure crantée, que privilégient les sculpteurs Joseph Bernard (1866-1931), dans ses bas-reliefs, et Antoine Bourdelle (1861-1929), dans ses sculptures monumentales. Mais Bourdelle joue un rôle encore plus déterminant à l’Académie de la Grande-Chaumière où il enseigne de 1909 à 1922 : ses cours et conférences hétérodoxes, très suivis, subvertissent le modèle grec en renversant le trône de Phidias. « L’archaïque n’est pas naïf, l’archaïque n’est pas fruste ; l’archaïque est le plus pénétré et le seul harmonisé à l’universel ; c’est l’art à la fois le plus humain et le plus éternel. »
En un siècle, l’archéologie a permis de remonter le temps de l’art grec, déconstruisant le modèle du Beau idéal, et alimentant une tendance majeure de la modernité : la quête des origines de l’art.