Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’URSS reste fidèle à l’architecture dite stalinienne, aux riches décors puisant dans un répertoire éclectique allant de la Renaissance à l’Art déco. Le congrès pan-soviétique des constructeurs réuni au Kremlin en décembre 1954 aboutit toutefois à sa remise en question, actée le 4 novembre 1955 par le décret no 1871 « Sur l’élimination des excès décoratifs dans l’architecture et la construction ». Les réformes politiques menées par Nikita Khrouchtchev après la mort de Staline en mars 1953 coïncident ainsi avec la ré-adhésion de l’URSS au « style international » qui s’était répandu dans le monde entier et promouvait une architecture dépouillée de béton et d’acier.
Entre conformismes et innovations
L’adoption par les Soviétiques de ce modernisme architectural semble avoir été le produit de plusieurs facteurs : le rejet du régime stalinien, une volonté politique de régler la crise du logement d’après-guerre et donc de bâtir plus, une généralisation dans les années 1950 de l’industrialisation de la construction et de la préfabrication, mais aussi une pleine réintégration de l’URSS dans les réseaux internationaux d’architecture. Membre actif de l’Union internationale des architectes depuis sa création en 1948, l’Union des architectes soviétiques accueille en 1958 à Moscou son cinquième congrès. Cette manifestation est suivie en 1959 par l’Exposition nationale américaine, tenue dans la même ville sous un dôme réalisé par Welton Becket (1902-1969) & Associates sur le principe des constructions géodésiques de Buckminster Fuller (1895-1983), puis en 1961 par l’Exposition française de Moscou, comprenant un secteur consacré à l’architecture et à l’urbanisme. De nombreux ouvrages étrangers sur l’architecture sont de plus diffusés et traduits à partir de la fin des années 1950. Une version russe de la revue française L’Architecture d’aujourd’hui est ainsi publiée à partir de 1961 et devient le principal canal de diffusion des productions architecturales occidentales.
L’URSS connaît de ce fait des mutations architecturales, qui sont d’abord principalement portées par les « nouvelles structures » permises par les progrès technologiques. Ces réalisations profitent du savoir développé à l’Ouest, le livre de l’ingénieur italien Pier-Luigi Nervi (1891-1979) Savoir construire étant édité à Moscou dès 1956 et celui de l’architecte allemand Curt Siegel (1911-2004) Formes structurales de l’architecture moderne, traduit en russe en 1965, ayant un retentissement important.
Les Russes mènent également d’importantes recherches théoriques dans ce domaine et l’ouvrage Pièces longues en voiles minces de Vassili Vlassov (1906-1958), consacré à l’étude des constructions à parois minces, est traduit en français en 1962. Au département de Structures de l’Institut d’architecture de Moscou, Mikhail Tupolev (1903-1975) travaille sur les couvertures sphériques et les systèmes croisés, et affirme en 1966 à L’Architecture d’aujourd’hui qu’il a inventé un système de coupole cristallographique dès 1946, avant de connaître l’existence des dômes géodésiques de Buckminster Fuller.
Prospective et utopies expérimentales
Les Soviétiques sont également particulièrement novateurs dans le domaine des architectures en zones climatiques critiques. Le LenZNIIEP (Institut expérimental situé à Léningrad) mène des recherches sur ce sujet sous la direction de Tatiana Rimskaja-Korsakova (1915-2006), tandis qu’Aleksandr et Elizaveta Šipkov et d’Ekab-Olgert Trušinʹš travaillent sur des unités urbaines dans le Grand Nord.
Sous l’impulsion d’architectes comme Viačeslav Škvarikov (1908-1971), Iouri Bočarov (1926), Boris Rubanenko (1910-1985), Vitaly Lavrov (1902-1988), Georgi Gradov (1911-1984), Nathan Osterman (1916-1969) ou encore Andrej Meerson (1930), chaque institut d’architecture et d’urbanisme se dote alors d’un département de recherches prospectives. Les créations les plus radicales émergent cependant dans les instituts d’enseignement et de recherche. Au MARKHI [Institut d’architecture de Moscou], un groupe d’étudiants mené par Aleksej Gutnov (1937-1986) et Ilya Lejava (1935-2018) présente ainsi en 1960, pour leur diplôme, un projet de ville futuriste nommé NER (Nouvel élément d’habitat). Cet ensemble fait date, car il est considéré comme la première utopie expérimentale de l’époque.
Ses concepteurs poursuivent leurs recherches au sein du NIITI, l’Institut de recherche sur la théorie, l’histoire et les problèmes de prospective en architecture, où, sous la direction d’Andrej Ikonnikov (1926-2001) et de Nikolaj Gulânickij (1927-1995), se réfugient les architectes préférant la voie de la recherche expérimentale à celle des réalisations pratiques. Les ateliers du NIITI se partagent entre des travaux plus ou moins abstraits et plastiques comme les œuvres de Viačeslav Loktev (1934-2018), Viačeslav Kolejčuk (1941-2018) ou Andrej Leonidov, qui reprend les travaux de son père Ivan Leonidov (1902-1959), et des recherches approfondies sur de nouvelles structures urbaines, faisant appel à des équipes transdisciplinaires. Les travaux menés en particulier par Aleksej Gutnov, Ilya Lejava, le sociologue Georgi Djumenton (1926), Zoja Kharitonova (1936), Andrej Baburov (1937-2012), Konstantin Pčelʹnikov, Igor Gunst (1935), Ilya Smoliar (1928-2008) et d’autres empruntent aussi bien aux métabolistes japonais qu’aux travaux sur la morphologie structurale poursuivis en France par Robert Le Ricolais (1894-1977) et David Georges Emmerich (1925-1996), en Allemagne par Konrad Wachsmann (1901-1980), Günter Günschel (1928-2008) et Eckhard Schulze-Fielitz (1929), et aux États-Unis par Buckminster Fuller. Ils sont également marqués par l’urbanisme spatial des Français Yona Friedman (1923) et Paul Maymont (1926-2007), que les Soviétiques connaissent grâce aux écrits de Michel Ragon, traduits en russe dès 1963. Le Laboratoire de bionique architecturale fondé par Iouri Lebedev engage pour sa part une coopération soutenue avec l’Institut pour les structures légères de l’Allemand Frei Otto (1925-2015).
Peu considérées par les instances politiques et décisionnelles, les architectures expérimentales et prospectives donnent lieu à très peu d’applications concrètes. Elles servent pourtant bientôt à montrer au reste du monde la capacité de l’URSS à produire de la pensée nouvelle, entre autres lors des concours internationaux d’architecture organisés par l’UIA. En 1966, les solutions les plus novatrices du concours pour la reconstruction du centre-ville de Moscou sont d’ailleurs présentées au colloque franco-soviétique d’urbanisme organisé à Paris sous l’égide de l’association France-URSS et permettent aux Ateliers de recherche et de réalisation en architecture et en urbanisme de Moscou [Mosproekt] de recevoir le grand prix 1966 du Cercle d’études architecturales français. Le NER est de même exposé lors de la triennale de Milan de 1968, à l’initiative de Giancarlo De Carlo (1919-2005). Ce dernier préface la même année un livre présentant le concept du NER, publié à Milan en italien (Idee per la città comunista) et à Boston en anglais (The Ideal Communist City). Il n’est enfin pas anodin que L’Architecture d’aujourd’hui ait consacré en décembre 1969 son numéro 147 à l’architecture soviétique, avec des articles assez complets sur des conceptions issues du NIITI et d’autres instituts soviétiques de conception expérimentale, ou encore que la coopération technique et scientifique franco-soviétique engagée à partir de 1966 ait inscrit dans son programme des thèmes de recherche comme les villes nouvelles en milieu artificiel ou l’urbanisme prospectif, qui témoignent de l’intérêt suscité par les réflexions soviétiques sur ces domaines pionniers. On voit donc que la division de l’Europe par le rideau de fer n’empêcha pas les échanges en architecture et en urbanisme, et que les créations de l’architecture expérimentale soviétique ont pu être utilisées comme éléments d’influence dans les réseaux internationaux.