Une documentation à la fois scientifique et populaire
Dès la présentation du daguerréotype à l’Académie des sciences, le 9 janvier 1839, le député et scientifique Louis-François Arago (1786-1853) souligne qu’il s’agit d’un relais précieux dans la documentation de l’existant. L’architecture est un sujet prisé des premiers photographes, tant parce qu’elle sied aux longs temps de pose des procédés alors utilisés que par goût de ces pionniers, souvent issus de la bourgeoisie cultivée ; malgré l’apparition de professionnels, les érudits constituent en effet une part importante des photographes d’architecture jusqu’au début du xxe siècle. La technique se répand en Europe par le biais des sociétés savantes, des expositions universelles ou d’étrangers pionniers, qu’ils soient touristes ou entrepreneurs : les premiers établissements photographiques d’Espagne sont fondés par le Français Jean Laurent (1816-1886) et le Britannique Charles Clifford (1819-1863) à la fin des années 1850.
Dès les années 1860 sont fondés en Europe des studios commerciaux qui se spécialisent dans des prises de vue des monuments nationaux, pour s’adresser à une clientèle touristique alors naissante. L’activité d’échanges et de collaboration entre ces différents acteurs leur permet de proposer un catalogue de vues des monuments européens, puis mondiaux. En effet, cette invention européenne se diffuse en accompagnant bientôt le développement du tourisme, et la colonisation : l’East India Company soutient par exemple des campagnes photographiques, souvent entreprises par des militaires anglais, qui documentent les monuments et veulent démontrer les « bienfaits » de la présence britannique en Inde. À la fin du xixe siècle, les éditeurs de cartes postales permettent une couverture plus détaillée et plus fréquente, s’ouvrant notamment à l’architecture vernaculaire.
Les différentes puissances publiques européennes comprennent vite l’intérêt de ce médium, et la photographie accompagne la prise de conscience patrimoniale ainsi que la transformation des paysages urbains. En 1851, la Mission héliographique, première commande publique d’importance, voit ainsi cinq photographes parcourir le territoire français à la demande de l’administration des Monuments historiques – créée presque en même temps que la photographie – pour informer des décisions de restauration prises à Paris. En temps de guerre, les photographies, parfois commanditées par les États, servent à la propagande, au calcul des dommages et intérêts ou aux reconstructions : l’Allemagne nazie avait organisé des campagnes en ce sens entre 1942 et 1944. En dehors de ces périodes, le xxe siècle voit se raréfier les commandes publiques à visée encyclopédiques, remplacées par des initiatives ponctuelles. Centres d’archives, musées et bibliothèques collectent aujourd’hui encore cette immense documentation, mise à disposition du public comme des professionnels.
Un outil progressivement irremplaçable
La photographie d’architecture a en effet joué un rôle croissant dans le travail des architectes, ingénieurs, critiques et historiens de la discipline. Plus rapide et plus exacte que le dessin, l’utilité de ce « garde-note » (Charles Baudelaire) est d’emblée soulignée par l’architecte Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) dans les entreprises de restauration : de fait, après sa destruction en 1944, le pont de la Santa Trinita à Florence a pu être restauré pierre par pierre grâce à la documentation photographique. Plus largement, les photothèques constituées par les architectes du xixe siècle ont pu servir de carnets de modèles et d’outils de diffusion des architectures européennes, un phénomène notamment visible dans l’éclectisme historiciste, courant qui assemble sur un même bâtiment des éléments puisés dans différents styles. Ainsi, la pratique de l’architecte américain Henry Hobson Richardson (1838-1886) a été d’autant plus fidèle aux modèles européens après avoir constitué une photothèque de voyage en 1882.
À la fin du xixe siècle, l’apparition d’appareils portatifs et simples d’utilisation permet aux architectes une pratique directe, et un usage personnalisé. Leurs propres photographies peuvent servir de support à des dessins de projets ; le photomontage d’une maquette insérée dans une photographie de paysage peut servir à visualiser son impact, comme le pratique notamment l’Allemand Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969). À une échelle plus large, le développement, dès la fin du xixe siècle, de la presse et de l’édition illustrés par la photographie entraîne un bond en avant de la critique architecturale. Des revues apparaissent et, surtout entre-deux-guerres, participent de la légitimation de tendances à un niveau international, comme le modernisme via le Bauhaus (1926-1928). D’autres cultivent depuis une approche plus généraliste, comme l’Architectural Review, fondée en Grande-Bretagne en 1896.
Cette économie permet l’émergence de photographes professionnels spécialisés. De leur côté, conscients du poids de ces images, certains architectes exercent un véritable contrôle sur les images diffusées et, depuis l’après-guerre, emploient fréquemment eux-mêmes des photographes pour pouvoir fournir des images aux revues. Les images peuvent remplacer l’expérience du bâtiment original, comme le prouve le nombre de photographies de bâtiments du Corbusier inversées droite-gauche lorsqu’elles sont publiées. Cette distorsion vis-à-vis du réel profite du numérique, le photographe Kent Larson (né en 1953) pouvant désormais représenter « photographiquement » des projets non construits de Louis Kahn (1901-1974).
La reconnaissance de singularités esthétiques
La question de la fidélité au réel, c’est-à-dire de la qualité documentaire et/ou artistique de la photographie d’architecture, s’est néanmoins posée dès ses débuts. On doit souligner d’emblée la différence entre une photographie (une vue à un instant donné, en deux dimension) et le bâtiment qu’elle représente (une expérience dans le temps, en trois dimensions), mais également l’importance du parti pris de chaque auteur : cadrage, composition, ombres et lumières, sans compter les retouches et trucages fréquents dès les débuts de la technique. Les photographes se sont très tôt organisés pour défendre l’originalité de leurs œuvres, si documentaire leur propos fût-il : par exemple, la Société française de photographie organise en 1876 une exposition mettant en valeur des photographies qui étaient par ailleurs utilisées par la commission des Monuments historiques.
Il n’en reste pas moins que c’est au xxe siècle qu’on peut observer une prise de distance par rapport au sujet. Proches des avant-gardes du début du siècle (cubisme, Bauhaus, constructivisme), certains photographes, comme le Hongrois László Moholo-Nagy (1895-1946) et l’Allemande Germaine Krull (1897-1985) par exemple, introduisent l’usage de diagonales, de plans resserrés et de forts contrastes qui contribuent à abstraire le bâtiment. La seconde moitié du xxe siècle voit, dans le sillage du photojournalisme, se multiplier les travaux documentant moins les bâtiments que leurs liens avec leur environnement et leurs habitants. À la même époque, l’école de Düsseldorf, courant fondé par les Allemands Bernd (1931-2007) et Hilla Becher (1934-2015), interroge l’architecture d’un point de vue esthétique, dégagé des contraintes d’un commanditaire. Quelque temps plus tard, l’émergence d’un marché de la photographie créative a permis à un de leurs disciples, Andreas Gursky (né en 1955), de devenir l’un des photographes les plus chers au monde, actant de cette façon l’émancipation très concrète de la photographie d’architecture.