Mouvement de pensée théologique né dans l’orbite du monastère de Port-Royal de Paris vers 1640, le jansénisme fut d’abord une tendance du catholicisme qui suivait les doctrines de saint Augustin sur la prédestination et la grâce. Mais sous le règne de Louis XIV, le jansénisme devint aussi une sensibilité politique, qui discutait l’autorité de l’Église et valorisait l’importance de la conscience individuelle au sein de la monarchie. La répression royale qui s’ensuivit détermina alors nombre de théologiens français impliqués dans sa défense à s’exiler. Les plus célèbres d’entre eux furent Antoine Arnauld (1612-1694), expatrié à Bruxelles à la fin de ses jours, et Pasquier Quesnel (1634-1719), qui rejoignit Arnauld en exil à Bruxelles en 1684 et fut ensuite contraint de partir à Amsterdam en 1703, où il demeura jusqu’à sa mort. Quant aux artistes, la révocation de l’édit de Nantes put aussi être un facteur déclenchant de leur exil : certains d’entre eux, issus de familles protestantes, étaient de « nouveaux convertis » qui ne s’étaient ralliés au catholicisme que par force ou par prudence. Mais l’émigration artistique liée au jansénisme ne devint importante qu’au début du xviiie siècle : d’abord avec la volonté d’éradication de Port-Royal à la fin du règne de Louis XIV, au moment de la destruction de l’abbaye de Port-Royal des Champs, à partir de 1709 ; ensuite avec la promulgation de la bulle Unigenitus de 1713, qui condamnait les Réflexions morales de Pasquier Quesnel et qui fut imposée par le roi à tout le clergé français. Les artistes qui émigrèrent furent majoritairement des graveurs. Les conflits religieux du xvie siècle les avaient habitués à l’édition (si ce n’est l’invention) d’images engagées, destinées à défendre leurs convictions. Au début du xviiie siècle, sous la pression des événements, certains graveurs s’engagèrent de nouveau dans la création d’estampes, dont le nombre fut beaucoup plus élevé qu’aux siècles précédents grâce au développement de l’imprimerie et de l’estampe volante, distribuée et vendue à la criée ou chez les libraires. Il s’agissait d’estampes anonymes car illicites : leurs auteurs et leurs éditeurs furent parfois inquiétés à cause d’elles. Certains préférèrent alors émigrer.
À la recherche d’une liberté d’expression
Le premier d’entre eux est Bernard Picart (1673-1733), qui fut également l’auteur de la première estampe dénonçant la destruction de Port-Royal : Les religieuses enchaînées ou la Destruction de Port-Royal, éditée vers 1709. Picart appartenait à une famille anciennement réformée, convertie au catholicisme au xviie siècle. Selon les Mémoires du libraire Prosper Marchand (1678-1756), exilé en Hollande peu avant lui, le graveur fut attiré par les mouvements de pensée jansénistes, mais il appartint aussi en France aux premiers cercles philosophiques des « libres-penseurs ». Cela prouve que son exil résulta autant de ses convictions religieuses que de la recherche d’une liberté d’expression, qu’il ne pouvait exercer en France. Picart tenta d’abord de gagner la Suède en 1709 et fut empêché de partir par le surintendant des Bâtiments du roi. Il réussit à force d’insistance à obtenir un passeport pour La Haye en 1710. De là, il gagna Amsterdam où il établit un atelier célèbre, qui inonda pendant des années la France de gravures polémiques défendant le jansénisme. Il demeura en lien avec des graveurs parisiens, notamment Nicolas Godonnesche ( ?-1761), qui pouvaient graver ses dessins ou imprimer les cuivres qu’il faisait passer en France. C’est grâce à Picart que les réseaux européens de la gravure janséniste se ramifièrent très tôt en France et en Hollande, créant ainsi des circulations pérennes dans les années 1730 et 1740 entre artistes et libraires émigrés aux Pays-Bas et leurs homologues français. De plus, le graveur français d’origine protestante Claude Dubosc (1682-1745) avait émigré à Londres en 1712 : devenu libraire et marchand graveur en Angleterre, il était en relation avec Bernard Picart dont il éditait aussi les estampes. Ainsi, grâce à l’émigration des graveurs, les réseaux de gravure janséniste s’établirent sur des axes européens bien déterminés entre Paris, Londres et Amsterdam, axes qui étaient en même temps ceux de la distribution des livres séditieux.
Exils forcés
L’émigration de Bernard Picart fut choisie et les Provinces-Unies furent pour lui moins un refuge qu’une terre de liberté proche de sa patrie, avec laquelle il resta toujours en contact. Mais, dans les années 1750 et 1760, au moment de la reprise des querelles religieuses liées à l’expulsion des jésuites de France (1764), d’autres graveurs semblent avoir subi leur exil. Ce pourrait être le cas du graveur Antoine Radiguès (1721-1809). Auteur de plagiats et de contrefaçons qui lui valurent des poursuites en justice au début de sa carrière parisienne, Radiguès grava dans les années 1760 des estampes défendant le jansénisme. Son engagement n’était peut-être que de circonstance, mais son père, Jacques Valentin Radiguès, illustra en 1725 le premier miracle janséniste, celui de Madame Lafosse. De plus, Antoine Radiguès fit des voyages en Hollande et en Angleterre qui laissent penser qu’il avait des accointances avec les réseaux de la gravure janséniste européenne dès sa jeunesse. Quoi qu’il en soit, il mourut à Saint-Pétersbourg, où il émigra définitivement en 1764 pour des raisons peut-être économiques mais certainement aussi politiques. Radiguès fut d’ailleurs rejoint en 1765 à Saint-Pétersbourg par Caspar Schwab (1727- ?), graveur viennois, qui faisait aussi partie de la nébuleuse janséniste à Paris entre 1759 et 1765. La Russie accueillait alors de nombreux artistes étrangers incités à émigrer pour former sur place leurs pairs russes. Pour les graveurs engagés dans la querelle janséniste, cette opportunité était encore une assurance d’échapper aux poursuites et d’entamer une nouvelle carrière dans un asile lointain.
De nombreux graveurs impliqués dans les réseaux jansénistes séjournèrent aux Pays-Bas et en Angleterre. Ainsi Hubert Gravelot (1699-1773) demeura au moins treize ans à Londres de 1732 à 1745 et fit peut-être un séjour dans les Provinces-Unies. Or Gravelot – qu’on connaît mieux pour ses estampes rocaille – fut le créateur de gravures contre les jésuites, comme la Vie de dom Palafox de 1762. Ce type de suites gravées était dessiné le plus souvent pour illustrer les biographies de personnalités édifiantes, comme celle de Palafox (1600-1659), qui s’était heurté aux jésuites alors qu’il était évêque de la Nouvelle Espagne (l’actuel Mexique). Elles étaient alors demandées par les mêmes commanditaires que ceux qui étaient engagés dans la querelle janséniste dans les années 1720-1740. On peut citer encore le nom de Jean-Pierre Norblin de La Gourdaine (1845-1830) qui participa lui aussi dans les années 1760 à plusieurs entreprises de gravures polémiques dirigées contre les jésuites. Comme Schwab et Radiguès, il donna des estampes pour le recueil intitulé Figures historiques symboliques et tragiques pour servir à l’histoire du xviiie siècle publié à partir de 1762 par Ray et Yver (ou Pieter Yvert), ancien élève de Picart. Ce recueil dénonçait par l’image les jésuites et leurs turpitudes, leur opposant la religion épurée des figures jansénistes. Norblin de La Gourdaine, réputé aujourd’hui pour ses peintures de genre et ses paysages, eut donc une première carrière « janséniste ». Or lui aussi vécut hors de France pendant de longues années : à Londres et à Dresde, pour finalement s’installer en Pologne en 1774, où il demeura jusqu’en 1804.