L’iconographie de l’Europe est une source fondamentale pour comprendre l’idée d’Europe depuis l’Antiquité. En effet, son langage symbolique exprimé par les images – à plat ou en relief – est riche et varié, et ajoute à l’histoire de l’idée d’Europe d’innombrables chapitres inédits qui complètent ceux qui nous ont été livrés par les sources écrites. La figure de l’Europe, par ses acceptions politiques, religieuses ou commerciales, a fait l’objet d’un véritable engouement de la part des artistes, des princes et du public des arts – de tous les arts – durant des siècles. Or ce thème iconographique est encore peu étudié et il reste donc un vaste champ d’exploration de l’idée Europe par les images.

« Europa », dans Cesare Ripa, Iconologia…, Sienne, 1613, p. 63. © Duke University Librairies.
Opicinus de Canistris, Carte, vers 1335-1338. © Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 6435, f. 74v. Source : Wikimedia Commons https://goo.gl/SFjwgx
Martin Desjardins, Louis XIV donnant la paix à l’Europe, bronze, 1682-1685, Paris, Louvre, M.R. 3380, cliché de l’auteur.
Les quatre parties du monde, toile de Jouy, vers 1788, New York, The Metropolitan Museum of Art, 59.208.87. Source : Wikimedia Commons https://goo.gl/YDhqxT
Mirko Szewczsukn, Europe und der Stier, 1949, publiée dans Die Zeit du 3 février 1949.
Sommaire

Révéler l’idée d’Europe dans les arts

En 2001, Jacques Le Goff déclarait dans un entretien télévisé que, si les textes étaient les sources de l’histoire au xixe siècle, l’archéologie tenait une place aujourd’hui tout aussi importante et que, plus encore, l’image était essentielle à sa fabrication. Qu’est-ce que l’Europe ? demande Paul Hazard en conclusion de La crise de la conscience européenne (1935). La question pourrait être aussi De quelle Europe est-il question ? Cette interrogation est cruciale lorsqu’on étudie l’iconographie de l’Europe et pose un problème de méthode central. La plupart des ouvrages d’histoire dont le titre contient le mot « Europe » n’examinent en effet pas « l’idée d’Europe » mais évoquent des événements qui ont eu lieu en Europe. Cette première chausse-trappe, lexicologique, est parfois doublée d’une deuxième, anachronique. En effet, l’Europe unifiée, telle qu’envisagée par les projets de paix universelle cités par Denis de Rougemont dans Vingt-huit siècles d’Europe : la conscience européenne à travers les textes (1961), n’est pas celle que les artistes représentent avant 1815. L’avènement de l’Union européenne brouille parfois la vision de l’historien, qui cherche artificiellement dans deux mille ans de production artistique les signes précurseurs de la construction européenne. Or, peu d’images (voire peut-être même aucune ?) illustrent les divers projets de paix perpétuelle avant le xxe siècle. L’iconographie de l’Europe, c’est-à-dire sa représentation sous forme symbolique, est moins l’expression politique d’un concert des nations que celle d’une partie du monde, avec des acceptions politiques, religieuses ou commerciales. Son étude impose au chercheur de revenir dans le temps et d’oublier le futur antérieur. Il doit prendre la mesure du contexte des œuvres, de leur sujet, de leur destination, de leur époque, de leur lieu de réalisation, de la religion de leur artiste ou du commanditaire, des transferts artistiques, de l’environnement politique, etc. Ainsi chaque image peut-elle révéler à l’historien de l’art une variation sur l’idée et la forme de l’Europe.

La recherche scientifique s’est peu intéressée à l’iconographie de l’Europe. Dans les années 1920, James Hazen Hyde, collectionneur américain installé en France et spécialisé dans la représentation des quatre parties du monde, rédige quelques articles précurseurs en amateur éclairé. Des historiens de l’art de l’école iconographique française comme Émile Mâle ou Louis Réau évoquent à leur tour les allégories de l’Europe. Mais, durant tout le xxe siècle, l’essentiel des études se limitent à la publication de corpus partiels et à des descriptions sans réelle analyse iconographique des œuvres et de leur contexte (voir la notice « Erdteile » du Reallexikon zur Deutschen Kunstgeschichte, Munich, 1965). Dans l’ensemble, les textes se citent et se répètent. Paradoxalement, ce ne sont pas les historiens de l’art, mais les historiens de l’Europe, essentiellement allemands ou suisses, qui s’intéressent à la figure allégorique de l’Europe. Elle n’est finalement étudiée en détail que depuis les années 1990, dans le sillage des recherches sur le mythe d’Europe, de colloques spécialisés comme ceux D’Europe à l’Europe organisés de 1997 à 2011, et de travaux allemands et anglo-saxons.

Du mythe d’Europe à l’Europe chrétienne

Depuis l’Antiquité, les artistes savent représenter une abstraction. Ils font appel à la pensée figurée, aux incarnations, aux personnifications, aux allégories ainsi qu’au langage symbolique et emblématique. C’est pourtant une figure de la mythologie grecque qui va d’abord incarner l’Europe, et lui donner son nom. Europe, jeune vierge, fille du roi Agénor de Tyr, est séduite et enlevée par Zeus déguisé en taureau. Il la mène en Crète sur son dos à travers la mer Méditerranée, d’Asie en Europe. Les artistes de l’Antiquité et du Moyen Âge ont donc naturellement convoqué la figure du mythe pour représenter l’Europe. Mais ce parti pris symbolique n’est pas aisé à saisir. Comment savoir, devant une œuvre d’art, qu’Europe juchée sur un taureau évoque l’Europe plutôt que la jeune fille de la fable ? On suppose en tout cas que l’extrême rareté des personnifications ou des allégories de l’Europe durant cette période antique et médiévale est un signe de prévalence de la figure du mythe pour exprimer l’idée d’Europe.

Klaus Oschema, de l’université de Heidelberg, a étudié la plupart des mentions de l’Europe dans les textes médiévaux. Elles sont nombreuses et riches d’enseignements. À l’inverse de ces sources écrites abondantes, le Moyen Âge a livré peu d’images représentant l’Europe.  Elles étaient rares, c’est un premier point, et sans doute la plupart d’entre elles n’ont-elles pas survécu aux aléas du temps. Mais il est frappant de constater que les principales œuvres parvenues jusqu’à nous n’ont pas servi de modèle. C’est ainsi le cas du chandelier d’Hildesheim, orné de la première allégorie qui porte l’inscription Europa, comme des représentations anthropomorphiques énigmatiques dessinées à partir de 1335 par Opicinus de Canistris, clerc exalté de la cour papale d’Avignon, qui restent encore à déchiffrer.

La tradition médiévale a érigé en incarnation de l’Europe deux personnages bibliques de premier plan. Japhet, l’un des trois fils de Noé, serait selon les textes patristiques l’ancêtre des peuples européens. Les cartes de l’œcoumène médiéval en forme dite TO portent de ce fait parfois la mention Europa/Japhet et le montrent, dessiné, sur sa portion du monde. Sa signification ne fait alors aucun doute : il incarne l’Europe. Le deuxième personnage biblique est Melchior, l’un des rois mages. La tradition médiévale fait en effet converger vers Bethléem les rois mages depuis l’orient, l’occident ou le septentrion, et le midi. Une vague base canonique, dans un sillage vétérotestamentaire, agglomère des textes patristiques qui, les uns après les autres, dérivent et remplacent les points cardinaux par les parties du monde. Melchior devient donc le roi mage venu d’Europe, Gaspard celui originaire d’Asie, Balthasar celui arrivé d’Afrique. Cette lecture est liée aux mystères joués dans les églises au Moyen Âge, où les mages se présentaient à l’enfant Jésus dans la crèche par trois portes différentes. Si les textes sont parfois explicites et mentionnent Melchior comme incarnation de l’Europe, les images sont toutefois moins parlantes à ce sujet. Faute d’attributs caractéristiques, comment peut-on donc reconnaître dans une adoration des mages l’évocation des trois parties du monde ?

1492 est une date clé pour l’iconographie de l’Europe, la vision cosmographique du monde étant alors remise en question. Non seulement la Terre n’est pas plate, ce que l’on sait par ailleurs depuis l’Antiquité, mais aux trois parties du monde s’en ajoute une nouvelle, l’Amérique. Dès lors, les séries iconographiques ternaires constituées des fils de Noé et des Rois mages ne peuvent plus incarner qu’un monde biblique, car le monde moderne compte quatre parties. Les grandes découvertes ne sont donc pas étrangères à l’avènement d’un langage allégorique nouveau au xvie siècle : celui des quatre parties du monde. Dès 1520, le spectacle vivant est un formidable moyen de montrer l’Europe à ceux qui n’ont pas accès à l’image, encore rare. Du sud au nord, d’Italie aux Flandres, fêtes et cérémonies, entrées solennelles, défilés ou funérailles mettent souvent en scène personnifications et allégories de l’Europe. Arcs de triomphe, chars, catafalques funèbres mais aussi tableaux vivants et pantomimes éduquent le spectateur, à qui l’on montre sa première représentation symbolique de l’Europe.

Durant ce même siècle, l’art de l’estampe en pleine expansion diffuse par-delà les frontières une succession de modèles iconographiques nouveaux, qui concourront au transfert de certaines formes artistiques et des idées. Un premier modèle édité par Johannes Putsch à Paris en 1537, véritable pièce encomiastique à l’égard de Charles Quint et de la politique des Habsbourg, est repris en Allemagne par Heinrich Bünting et Matthias Quad en 1587 puis rendu célèbre par Sebastian Münster en 1588. Prenant la forme d’une reine anthropomorphe, qui évoque l’Astrée d’Elizabeth 1re d’Angleterre et sème la confusion avec l’incarnation mariale, il inscrit la figure de l’Europe dans le registre du sacré, religieux et politique et invite à la renovatio imperii, au retour de l’âge d’or impérial. Parallèlement, à la fin du xvie siècle, plusieurs séries d’estampes des quatre parties du monde tirent leur inspiration de la pensée humaniste des Flandres. Les graveurs les plus renommés de l’époque (Philippe Galle, Martin de Vos, Adriaen Collaert, etc.) créent des modèles iconographiques dont la fortune est européenne. Leurs estampes intitulées Europa sont copiées ou imitées, et utilisées pour l’édition, les arts décoratifs ou l’ameublement. Mais par prudence, dans le contexte des guerres de religions, ces artistes, catholiques ou réformés, nuancent l’acception religieuse de l’Europe. Europa, la figure allégorique donnée par le célèbre graveur anversois Philippe Galle dans sa Prosopographia (1579), est représentée par une figure en pied sans aucun décor. C’est une femme richement vêtue qui porte une couronne, une reine qui tient un sceptre de la main gauche et une grappe de raisin de la main droite. Si cette grappe rappelle que les Européens sont habiles pour fabriquer et vendre du vin, produit emblématique de leur prospérité depuis l’Antiquité, comme les épices et la soie font immédiatement penser à l’Asie, elle est aussi la manifestation du religieux catholique, évoquant l’Église et le corps mystique du sauveur crucifié dont le sang se transforme en vin eucharistique. Or l’eucharistie est au cœur même du rejet protestant et sa dissimulation est essentielle en terre calviniste.

L’apport de la cartographie dans la diffusion de l’image de l’Europe a également été fondamental. Depuis la Renaissance, les limites du monde sont de plus en plus précisées et repoussées. Les mappemondes succèdent aux Mappae mundi médiévales et forment, avec les cartes de l’Europe, un vaste corpus d’œuvres illustrées d’allégories de l’Europe. Par leur fonction même, qui est de voyager avec leurs propriétaires et d’inviter au voyage imaginaire ceux qui ne se déplacent pas, les cartes et les atlas illustrés participent activement à la diffusion des modèles iconographiques de l’Europe. Dans ces images, l’Europe tient d’ailleurs une place d’honneur car elle est considérée par l’Occident comme la première des parties du monde. 

De l’Europe catholique à la renaissance du mythe

Du xvie siècle au xviiie siècle, les estampes, les peintures, les sculptures, les décors, les objets d’art, le mobilier déploient un langage symbolique riche d’enseignements sur l’idée d’Europe telle que les artistes de l’époque la concevaient ou voulaient qu’on la perçoive. Son iconographie illustre des thèmes aussi variés que le souvenir de l’Empire romain, la domination du monde, un européocentrisme souverain, une proximité avec l’Asie, un rempart au péril turc, l’exotisme des découvertes lointaines et des voyages, les vertus du commerce, voire de la guerre, ou la paix, etc. Ces représentations témoignent par ailleurs de l’influence sur les arts de l’Iconologia de Cesare Ripa, traité des allégories qui donne dans son édition de 1603 une description et une image de l’Europe à destination des artistes. L’Europe est alors une femme, richement vêtue d’un habit royal. Elle porte une couronne et tient un sceptre. Elle est assise sur deux cornes d’abondance d’où émergent des fruits, des fleurs, des céréales. Auprès d’elle, le cheval est désigné comme son animal symbolique. À ses pieds, une multitude d’attributs caractérisent l’Europe. Sa puissance belliqueuse est symbolisée par des lances, des faisceaux d’armes, des drapeaux, un bouclier ; sa supériorité dans les arts par une palette de peintre, des outils de sculpteur, une règle, une équerre ; les savoirs par un livre (qui symbolise aussi le Livre, la Bible). Plusieurs couronnes posées au sol, dont la couronne papale, montrent que l’Europe est le siège des plus grands princes et des meilleures monarchies. Enfin, elle tient un grand temple, pour montrer qu’elle accueille la verissima religione, la vraie religion, ce qui fait d’elle une allégorie de la Contre-Réforme. Car, chez Ripa, l’Europe n’est pas chrétienne, elle est catholique. Le succès de ce manuel est paneuropéen, et la majorité des artistes vont suivre Ripa durant deux siècles, avec plus ou moins de fidélité ou de talent. L’invention, qui caractérisait les images du xvie siècle, est donc largement atténuée et surtout codifiée par ce manuel d’iconologie et ses multiples adaptations, dont celle de Jean Baudoin en France en 1643. Il faut attendre le xviiie siècle pour qu’une nouvelle génération de théoriciens de l’iconologie (Jean-Baptiste Delafosse, Gabriel Huquier, Johann Georg Hertel par exemple) et des artistes inventifs (Jean-Baptiste Oudry, Jean-Jacques Bachelier ou Jean-Baptiste Huet) renouvellent le langage allégorique de l’Europe.

De toutes les acceptions de l’Europe, deux occupent alors une place prépondérante. Les représentations de l’Europe sont d’abord des images au service de la propagation de la foi, de l’universalité du catholicisme et de sa marche conquérante. Intercesseurs entre le divin et le terrestre, les allégories – essentiellement féminines – de l’Europe peuplent, avec les autres parties du monde, les ciels des églises et des palais, de Rome (au Gesù ou à Saint-Pierre) à l’Europe centrale baroque (Wurzbourg, Pommersfelden, etc.). Les jésuites, en particulier, en font un marqueur caractéristique de leur iconographie, avec les trois autres parties du monde. Pour autant, il n’est pas question d’hagiographie ni d’image pieuse. L’Europe, si elle accède au registre du saint et du sacré et décore des lieux consacrés, ne devient jamais une figure religieuse.

L’image de l’Europe, sous la forme d’une femme aux attributs variés, est aussi un outil de propagande pour les princes, de l’Angleterre à l’Espagne, avec une constance iconographique quasi universelle tirée de Cesare Ripa et Jean Baudoin. En France, à partir du règne d’Henri IV, elle occupe en particulier une place importante au voisinage des rois dans leurs portraits ou des représentations allégoriques de leur pouvoir. Durant le règne de Louis XIII, les représentations de l’Europe connaissent en outre un essor dans les arts et prennent place dans l’iconographie royale. Apparu sur les estampes commémoratives du mariage de Louis XIII avec Anne d’Autriche, un modèle en particulier deviendra paradigmatique de l’Europe au xviie siècle. La reine de l’Europe y est représentée agenouillée devant le roi de France, selon une hiérarchie (voire un rapport de soumission) qui marque la prédominance de la figure masculine du souverain. Louis XIV, pour sa part, s’approprie la figure de l’Europe pour animer sa propagande politique personnelle comme aucun autre monarque. Le thème du roi donnant la paix à l’Europe est au cœur de cette iconographie, avec l’appui de l’Académie royale de peinture et de sculpture qui met ce sujet au concours du Grand Prix en 1671. Il est repris sous une multitude de formes par les artistes dans l’expression de leur dévotion au Roi-Soleil, de la feuille volante du vendeur ambulant aux œuvres monumentales commandées par les courtisans, comme par exemple en gravure par Gérard Edelinck pour la Thèse de la paix (1685) ou en sculpture comme sur le bas-relief avant du socle de la statue de Louis XIV pour la place de la Victoire (1686).

Le roi donnant la paix à l’Europe est également un thème cher à Louis XV (François Lemoine en donne par exemple une version pour le salon de la Paix du château de Versailles), tandis que, par ailleurs, son siècle est véritablement l’âge d’or des arts décoratifs et du motif des quatre parties du monde sous la forme d’allégories féminines, alors très à la mode. Décors, mobiliers, arts textiles et de la table, objets d’art comme la porcelaine de Limoges ou celle de Meissen, sont illustrés d’allégories qui agrémentent les intérieurs nobles et bourgeois d’Europe. Cet engouement perdure sous Louis XVI, pour qui la figure de l’Europe n’est en revanche plus un motif d’iconographie à visée politique centrée sur la figure royale : elle véhicule désormais les idées universalistes des Lumières. C’est d’ailleurs l’époque d’une importante mutation symbolique : l’Europe illustre dorénavant les arts commémorant la guerre d’Indépendance américaine et ses corollaires, la liberté et l’expansion du commerce international. En 1787, le peintre Anicet Charles Gabriel Lemonnier reçoit une commande pour un grand tableau qui sera intitulé Le génie du commerce pour la chambre de commerce de Rouen. L’esquisse, exposée au salon du Louvre, montre l’Europe « comme reine de l’Univers ; près d’elle tout annonce la sécurité, la puissance, l’union des sciences & de l’industrie de tous les avantages qui en résultent. Elle est spécialement appuyée sur les attributs de l’Agriculture ».

La Révolution met brutalement un terme aux expressions allégoriques de l’Europe en France. Celle qu’on représentait comme une reine, utile aux rois de France pour leur propagande personnelle, est devenue une figure potentiellement compromettante pour les artistes français. Dorénavant, les préoccupations de politique intérieure et d’idéal révolutionnaire animent les arts. La Loi, la République, la Patrie, la Raison sont des allégories de circonstance. À l’étranger, les ennemis de la France usent de l’allégorie de l’Europe à des fins satiriques pour conspuer les évènements antimonarchiques. Le phénomène s’amplifie à la faveur des conquêtes napoléoniennes. Puis, progressivement, durant le xixe siècle, les personnifications, les allégories ou les évocations symbolique de l’Europe (par des attributs, des animaux, des végétaux) ne connaissent plus d’engouement dans les arts, et disparaissent peu à peu.

Le retour de la figure antique

À partir de la fin du xixe siècle, les idées nationalistes ou impérialistes, les mouvements coloniaux, les bellicistes ou les pacifistes, les opposants et les artisans d’une Europe totalitaire ou unifiée convoquent à nouveau la figure de l’Europe dans les arts politiques. Or par un extraordinaire retournement de l’histoire de l’art, c’est le mythe antique qui est ravivé. La quasi-totalité des représentations de l’Europe dans les arts en Occident au xxe siècle mettent en effet en scène Europe et Zeus métamorphosé en taureau. Si cela est parfois dans une acception positive, c’est le plus souvent dans une acception négative, voire sur le mode caricatural, un mode rarement mis en œuvre pour représenter l’Europe durant les siècles précédents. Dans tous les cas, les images apparaissent dans le cadencement exact des évènements historiques, et particulièrement ceux des conflits ou du Concert européen des nations.

Les horreurs de la Première Guerre mondiale catalysent des projets d’union des peuples dans un dessein irénique qui emporte son lot d’images. La SDN (Société des Nations), créée en 1920, et l’Union paneuropéenne internationale, fondée en 1926 à Vienne, ne font pas consensus, particulièrement chez les vaincus de 14-18. Ainsi le caricaturiste Oskar Garvens utilise-t-il l’iconographie d’Europe et du taureau en 1929 et en 1934, dans la revue de tendance nationaliste allemande Kladderadatsch, pour ridiculiser la politique pro-européenne. Peu de temps par la suite, les partisans du régime nazi, dont le même Garvens, convoqueront parfois l’image du mythe d’Europe pour servir leur idéologie.

Les effets de la Seconde Guerre mondiale auront, tout autant que ceux de la première, un écho sur les représentations de l’Europe. Pour la deuxième fois dans le siècle, les atrocités marquent le continent et appellent à envisager, à nouveau, une construction européenne. Une caricature célèbre Europe und der Stier, publiée dans Die Zeit du 3 février 1949 par Mirko Szewczsuk (1919-1957), montre même, non pas l’enlèvement, mais le redressement d’Europe, jeune femme juchée sur une boîte de conserve de corned beef et qui, face à l’océan, attend les bienfaits du plan Marshall. Mais la tension symbolique, voire la violence entre deux personnages opposés (la vierge Europe, le fougueux Zeus), servent plutôt les détracteurs de toute idée d’Europe solidaire, sinon unie. Les artistes rappellent le mythe en ce qu’il est une fable, un imaginaire fantasmé sans réalité. Dans le registre de caricatures, mode dominant de la représentation de l’Europe au xxe siècle, les illustrateurs puisent majoritairement à la même source mythologique et mettent Europe en scène dans des situations burlesques où le taureau laisse d’ailleurs parfois la place à une vache, dont l’allure plus balourde est chargée de multiples significations utiles à la caricature. L’illustrateur allemand Horst Haitzinger (né en 1939), pour ne citer que lui, s’est particulièrement illustré dans cet exercice dans les années 1980-2000.

Le renouveau des emblèmes : Europe et l’Union européenne

L’Europe unifiée, particulièrement par les traités de Maastricht (1992) et d’Amsterdam (1997) puis par la mise en place d’une monnaie commune à la plupart de ses nations membres, appelle au renouveau des emblèmes. Représenter l’Europe demeure une nécessité symbolique. C’est une femme que sculpte en 1993 dans le bronze l’artiste belge May Claerhout pour figurer devant le Parlement européen à Bruxelles. Europa est portée par une spirale d’hommes et de femmes qui créent une masse dynamique. Elle brandit, telle la statue de la liberté avec son flambeau, une grande lettre E qui rappelle le symbole €. L’artiste déclare s’être inspirée du mythe antique. Le sculpteur Léon de Pas est plus explicite dans sa démarche. Il réalise dans les années 1990 une œuvre qui montre une femme debout sur le dos d’un taureau, les deux mains bien agrippées aux cornes de l’animal qui s’élance vers le ciel. Europe en avant est installée devant le siège du Conseil de l’Europe à Bruxelles.

Au titre des signes et des symboles les plus emblématiques, la monnaie commune accorde une place importante au mythe d’Europe. Europe, assise sur le taureau Zeus, illustre le revers de la pièce grecque de deux euros depuis 2002 et d’une pièce italienne de 2005. En mai 2013, les nouveaux billets de 5 € et 10 € de la série dite « série Europe », entrent en service dans toute l’Union européenne avec en filigrane le visage d’Europe, tiré d’un cratère à cloche à figures rouge (Italie, Apulie, vers 360 av. J.-C.), conservé au musée du Louvre à Paris.

À ce jour aucune monnaie en euro n’affiche d’allégorie de l’Europe avec le cheval, le sceptre, les armes, les couronnes, le livre, la palette et les pinceaux ou le globe terrestre. Obsolète, trop hermétique aujourd’hui, trop chrétienne, trop impériale voire impérialiste, trop armée et donc belliqueuse, l’allégorie semble bien volontairement écartée des images et condamnée à tomber dans un certain oubli. L’allégorie de l’Europe n’aura en conséquence pas vécu plus de trois cents ans. Ainsi, par un singulier retour de l’histoire, après avoir voyagé dans les arts de toute l’Europe pendant plus de deux millénaires, après avoir été dépouillée de prérogatives symboliques par le langage allégorique du xve au xviiie siècle, Europe sur le taureau renaît donc comme la figure tutélaire de l’Europe, portée par les institutions européennes, qui redonnent au mythe antique une vigueur sans pareille à la fin du xxe siècle et ajoutent cet emblème aux symboles officiels de l’Union.

Citer cet article

Sylvain-Karl Gosselet , « Représentation de l’Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 08/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14224

Bibliographie

D’Europe à l’Europe, actes des colloques tenus de 1997 à 2011, 5 tomes :
- tome I, Le mythe d’Europe dans l’art et la culture de l’Antiquité au xiiie siècle, Tours, Centre de recherche A. Piganiol, 1998 ;
- tome II, Mythe et identité du xixe siècle à nos jours, Tours, Centre de recherche A. Piganiol, 2000 ;
- tome III, La dimension politique et religieuse du mythe de l’Europe de l’Antiquité à nos jours, Tours, Centre de recherche A. Piganiol et Christian de Bartillat éd., 2002 ;
- tome IV, Europe entre Orient et Occident, Paris, L’Âge d’Homme, 2007 ;
- tome V, Europe : état des connaissances, Bruxelles, Métamorphoses d’Europe, 2011.

Arizzoli, Louise, « James Hazen Hyde and the allegory of the four continents. A research collection for an amateur art historian », Journal of the History of Collections, New York, New York Metropolitan Museum, 2012.smallcaps

Bussmann, Klaus, Werner, Elke Anna, Europa im 17. Jahrhundert : ein politischer Mythos und seine Bilder, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2004.

Oschema, Klaus, Bilder von Europe im Mittelalter, Ostfildern, Jan Thorbecke Verlag, 2013.

Prosperi, Adriano, « Europe in forma Virginis. Aspetti della propaganda Asburgica del’500 », Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento, no 19, 1993.

Schmale, Wolfgang, Felbinger, Rolf, Kstner, Günter, Köstlbauer, Josef, Studien zur europäischen Identität im 17. Jahrhundert, Bochum, 2004.

Wintle, Michael, The Image of Europe, Visualizing Europe in Cartography and Iconography throughout the Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.

Recommandé sur le même thème

Abraham Ortelius, « Carte de l’Europe », Civitates orbis terrarum, 1570.
Jean-Baptiste-Camille Corot, Le Parc des lions à Port-Marly, 1872, huile sur toile, 81 x 65 cm, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza. Source : Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid.

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