Le gothique ou Opus Francigenum : une architecture sans frontières venue de France

L’architecture gothique, fondée sur un système structurel complexe élaboré à partir d’innovations techniques déjà expérimentées à l’époque romane, se développe en Île-de-France à partir des années 1130. En quelques décennies, elle se répand dans toute l’Europe grâce à l’expansion des ordres monastiques et à l’initiative de communautés ecclésiastiques, soucieuses d’ériger des monuments de plus en plus élancés et inondés de lumière. Tout en intégrant les différentes traditions constructives locales, les modèles architecturaux « français » transfigurent les territoires du Vieux Continent et contribuent à la définition d’une identité culturelle commune, de l’Italie à l’Angleterre, du Portugal à la Hongrie. Il s’agit d’un phénomène de longue durée : il s’étend jusqu’au début du xvie siècle, époque à laquelle, tout en étant encore employée, l’architecture médiévale commence à être méprisée, avant d’être réévaluée à partir du xviiie siècle.

Coupe de la nef de la cathédrale d’Amiens (d’après E. Viollet Le Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, s.v. Architecture religieuse, Paris, 1854-1869, t. I, p. 203).
Sommaire

Opus Francigenum : c’est ainsi que Burkhard von Hall, reconnaissant les origines françaises de l’architecture gothique, décrit vers 1280 l’église St. Peter à Wimpfen im Tal, en Allemagne. On entend par « gothique » un art de bâtir élaboré en Île-de-France dans les années 1130 et qui se répand dans toute l’Europe jusqu’au xvie siècle. Ce courant, qui connaît de multiples variations, a longtemps été jugé négativement. La référence aux Goths est elle-même à l’origine péjorative : introduite dans la langue française par François Rabelais (Pantagruel, 1533), elle est utilisée par Giorgio Vasari en 1550 pour désigner la période de prétendu déclin des arts comprise entre l’Antiquité et la Renaissance. L’art gothique est néanmoins réévalué à partir du milieu du xviiie siècle, processus lui aussi de portée internationale.

Un système structurel

Il est possible de définir le gothique comme un système structurel perfectionnant des techniques déjà expérimentées à l’époque romane pour obtenir de nouveaux effets esthétiques et symboliques. Entre les xie et xiie siècles, la typologie de la basilique d’ascendance paléochrétienne est repensée pour répondre à de nouvelles exigences liturgiques et fonctionnelles. L’agrandissement du sanctuaire, nécessaire pour accueillir un clergé toujours plus nombreux, est accompagné par la pose systématique de voûtes empêchant que les incendies, alors fréquents, n’atteignent la charpente.

L’architecture romane était caractérisée par des murs épais, nécessaires pour étayer la poussée des voûtes, et par l’obscurité, due à l’impossibilité d’ajourer largement les parois. Les bâtisseurs gothiques d’Île-de-France comprennent que la force exercée par une voûte d’ogives n’est pas continue mais est reportée sur les angles. L’emploi d’ogives, expérimenté dès la fin du xie siècle dans le monde anglo-normand et en Italie septentrionale, permet de matérialiser cette structure portante, sur laquelle on peut poser de légers voûtains. Les poussées sont alors reportées aux angles des voûtes et, par le biais d’arcs-boutants qui les contrebutent, vers les contreforts extérieurs ou culées. L’épaisseur des murs peut dès lors être réduite et les parois faire place à de grandes verrières. L’utilisation de l’arc brisé permet par ailleurs d’augmenter la hauteur des bâtiments, le chœur de la cathédrale de Beauvais constituant un record avec 48,50 m dans le deuxième quart du xiiie siècle. Le formidable élan vertical, la luminosité remarquable et l’effet de légèreté des structures sont les principales composantes de l’esthétique gothique, conçue comme une image terrestre de la Jérusalem céleste.

Historique

Bien que le double déambulatoire à chapelles rayonnantes du chœur de l’abbatiale de Saint-Denis, érigé près de Paris entre 1140 et 1144, soit considéré comme le premier exemple d’architecture gothique, les premières nouveautés apparaissent à la cathédrale de Sens, commencée vers 1135. Avec ses voûtes sexpartites de plan carré portées par des piles alternativement fortes et faibles, elle constitue un modèle pour les réflexions ultérieures. D’autres innovations s’imposent à la cathédrale de Noyon, qui présente une élévation intérieure à quatre niveaux (grandes arcades, tribunes, triforium et fenêtres hautes), et à celle de Laon, où sont mis en place des piliers homogènes, dispositions dont Notre-Dame de Paris offre ensuite une synthèse. Ces bâtiments, tous commencés dans le troisième quart du xiie siècle, illustrent ce qu’on appelle le « gothique primitif », qui est expérimenté même hors de France (cathédrale de Canterbury, à partir de 1175).

La phase suivante, connue sous le nom de « gothique classique », est inaugurée par la reconstruction de la cathédrale de Chartres à partir de 1195. Des innovations techniques – voûtes sur croisée d’ogives de plan rectangulaire, arcs-boutants utilisés systématiquement – permettent de supprimer les tribunes et de dessiner une élévation à trois niveaux extrêmement élancée. Dans les décennies suivantes, ce modèle est repris à Reims et Amiens, mais aussi à Salisbury en Angleterre, à Burgos en Espagne et à Marbourg et Trèves en Allemagne. Projet contemporain mais alternatif à Chartres, la cathédrale de Bourges est caractérisée par la fusion de l’espace. Son impact est moindre, même si on peut le constater tant en France (Saint-Julien du Mans) qu’en Espagne (Santa María de Tolède).

Dans le contexte européen, la réception du gothique présente en Italie des caractères uniques. Avant la conquête angevine en 1268, qui conduit à une sorte de « francisation » du royaume de Naples, le Latium méridional est la région où la réinterprétation de modèles transalpins est la plus marquée, dès la fin du xiie siècle, comme en témoignent les abbayes de Fossanova et Casamari. Un rôle de premier plan revient aux cisterciens, promoteurs de techniques de construction provenant de France, qui sont néanmoins adaptées au contexte local. Le gothique français se répand surtout en Italie dans la seconde moitié du xiiie siècle grâce aux ordres mendiants (S. Maria Novella, S. Croce à Florence), mais les résultats y sont moins audacieux que le « gothique rayonnant » qui se développe en France pendant le règne de Louis IX (1226-1270). En effet, la conscience acquise au nord des Alpes de pouvoir remplacer les murs d’un bâtiment par des vitraux sans compromettre sa stabilité (Saint-Denis, à partir de 1231 ; Sainte-Chapelle à Paris, 1241-1248 ; transept de Notre-Dame de Paris, 1258-1270) n’est pas couronnée de succès en Italie, où la sismicité empêche l’emploi généralisé d’arcs-boutants et de structures particulièrement étroites et verticales.

Cette idée se répand en revanche dans le reste de l’Europe, de l’Angleterre (abbaye de Westminster) aux Pays-Bas (cathédrale d’Utrecht) et des régions germaniques (cathédrales de Strasbourg et de Cologne) jusqu’à la Hongrie et Chypre. Faisant du xiiie siècle le « siècle des cathédrales », le style rayonnant prévaut également pendant tout le xive, même si la recherche des bâtisseurs s’oriente vers les aspects décoratifs. En Catalogne et dans le Midi de la France est élaboré un langage soulignant les lignes ascendantes de l’architecture, la simplification des éléments structuraux et la fusion de l’espace (chœur de la cathédrale de Narbonne, 1272-1332 ; cathédrale de Barcelone, à partir de 1298). Lorsque les lignes ainsi marquées assument la forme de flammes, on peut parler de « gothique flamboyant ». Ce style, dont on situe la naissance au début du xve siècle, s’étend jusqu’au début du xvie. Les cathédrales d’Exeter et de York en Angleterre, l’abbatiale de la Trinité à Vendôme en France et la cathédrale de Séville en Espagne figurent parmi les plus grands exemples d’un gothique tardif désormais marqué par le goût d’une ornementation non nécessaire.

Circulation des hommes et des savoirs

L’Opus Francigenum est le résultat d’un effort collectif qui, non sans quelques échecs, arrive à élaborer en Île-de-France un système constructif qui est ensuite progressivement exporté. Les éléments qui composent le langage de l’architecture gothique, entendue à l’origine comme un principe structurel global et non comme la somme de composantes individuelles, deviennent alors des modèles à copier et à repenser dans des contextes historiques, géographiques et socio-culturels différents du milieu français d’origine. La transmission en est favorisée par la volonté des commanditaires et des outils de diffusion comme les descriptions littéraires ou les dessins d’architecture. Le meilleur vecteur de circulation des savoirs reste toutefois la mobilité des hommes sur un continent sans frontières rigides, comme en témoigne l’intervention de l’architecte Guillaume de Sens à Canterbury. L’Europe, dans son acception moderne, doit donc être considérée comme un espace de vie dans lequel circulaient librement des idées et des maîtres d’œuvre, contribuant au dynamisme des réalités régionales ainsi qu’à la définition d’une identité culturelle commune.

Citer cet article

Emanuele Gallotta , « Le gothique ou Opus Francigenum : une architecture sans frontières venue de France », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 05/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14123

Bibliographie

Bechmann, Roland, Les racines des cathédrales, Paris, Payot, 1981.

Frankl, Paul, revu par Paul Crossley, Gothic Architecture, New Haven, Pelican History of Art, 2000.

Grodecki, Louis, Architecture gothique, Paris, Berger-Levrault, 1979.

Kimpel, Dieter, Suckale, Robert, Die gotische Architektur in Frankreich 1130-1270, Munich, Hirmer Verlag, 1985.

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Jacob van Campen (1595-1657), maison du comte Jean-Maurice de Nassau-Siegen, dit Mauritshuis, La Haye (Pays-Bas), 1633-1644. Source : Wikimedia Commons.

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