Palladio, un modèle pour l’architecture de l’Europe classique

À partir du xvie siècle, l’architecture européenne – au même titre que la peinture, la sculpture, et plus largement l’ensemble des formes d’expression artistique – se met au diapason d’un art italien régénéré depuis près d’un siècle déjà par les modèles antiques. Si, pour la majorité des nations comme le Saint-Empire ou l’Espagne, la Rome de Jules II (pontife de 1503 à 1513) et de ses successeurs polarise l’attention, d’autres comme l’Angleterre, les Provinces-Unies ou plus discrètement la France, s’enthousiasment pour l’œuvre du Vicentin Andrea Palladio (1508-1580). Les réalisations de ce contemporain du peintre Véronèse, quoique majoritairement cantonnées au foyer artistique secondaire des territoires continentaux de la république de Venise (actuelle Vénétie), sont en effet à l’origine de l’unique courant architectural du Vieux Continent ayant pris le nom de son créateur, preuve même de l’incroyable succès de sa manière : le palladianisme.

Jacob van Campen (1595-1657), maison du comte Jean-Maurice de Nassau-Siegen, dit Mauritshuis, La Haye (Pays-Bas), 1633-1644. Source : Wikimedia Commons.
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Aux origines du palladianisme

Né à Padoue et longtemps actif à Vicence, deux cités dominées par Venise, Pietro della Gondola (1508-1580) connaît une carrière exceptionnelle. Maçon de formation, il se lie avec les humanistes Giorgio Trissino (1478-1550) – qui le renomme Palladio – et Daniele Barbaro (1514-70) – qu’il seconde dans sa traduction commentée du traité de l’architecte latin Vitruve (1556) –, deux rencontres qui sont à l’origine de l’extraordinaire révolution esthétique et conceptuelle de son art. Grâce à eux, Palladio ajoute en effet à la pratique vernaculaire locale une remarquable érudition, qu’il double de l’étude directe de l’architecture antique et moderne d’Italie centrale, découverte à l’occasion de séjours romains. Porté par une forte ambition intellectuelle et servi par une rare capacité à synthétiser la pluralité de sa vaste culture visuelle et savante, cet « artiste universel » (Wittkower) s’attache tôt aux cercles érudits de Vénétie. Par leurs commandes, ces derniers participent à la lente maturation d’une manière personnelle bien différente de celle pratiquée à Rome.

La singularité de cet œuvre ne peut cependant seule expliquer son futur succès européen : Michel-Ange ou Borromini, quoique plus originaux, n’ont pas connu une telle postérité. En réalité, la raison première du retentissement palladien tient au caractère unitaire et synthétique d’une production formant un tout cohérent et homogène aisément saisissable, et donc assimilable. Plans et élévations de ses palais, édifices publics et églises s’affirment en effet comme d’infinies déclinaisons sur les mêmes principes architecturaux : des ensembles régis par de subtils jeux de proportion, fondés sur l’équilibre et la symétrie d’évidentes compositions géométriques (palais Chiericati, 1550), couramment associées sur un rythme ternaire (San Giorgio Maggiore, 1565-1611). Le discret dessin de leurs façades repose sur les formes antiques, et en premier lieu les ordres d’architecture, parfois superposés (basilique de Vicence, 1548), le plus souvent colossaux (loggia del Capitanio, 1571-1572). Le corpus des villas, à l’origine de la renommée de l’artiste, marque plus encore son indépendance vis-à-vis de la production romaine contemporaine et décline avec une exemplaire lisibilité ces mêmes caractéristiques. De la villa Badoer (1556) à la Rotonda (1565-1569), toutes adoptent des plans massés à salon central tandis que leur uniforme silhouette cubique, isolée sur son socle, est généralement cantonnée d’ailes basses droites ou curvilignes. Les élévations, d’une rare sobriété décorative, se développent autour d’une loggia traitée sous forme d’un portique de temple antique, citation archéologique que le Vicentin est le premier à appliquer avec une telle monumentalité à l’architecture civile.

La cohérence de l’œuvre est encore renforcée par sa théorisation dans les Quattro libri dell’archittetura, publiés à Venise en 1570. Dans ce traité, Palladio enrichit les traditionnels développements consacrés à la doctrine, aux ordres et aux antiques, par la présentation de ses réalisations, s’assurant ainsi de leur diffusion. À cette auto-anthologie, la première d’un architecte à l’époque moderne, s’ajoute l’Idea dell’archittetura universale (1615) de Vincenzo Scamozzi (1552-1616), artiste œuvrant dans la lignée du maître (Rocca Pisana, 1574). Au début du xviie siècle, cet ambitieux ouvrage élargit davantage encore l’audience de Palladio, dont les propositions, comme celles de Serlio et Vignole, peuvent alors se reprendre à travers une Europe prête à les recevoir avec plus ou moins de ferveur.

Variation de la réception palladienne en Europe

L’Angleterre, jusqu’alors sous influence du maniérisme français et flamand, est la première à adopter le modèle palladien. Inigo Jones (1573-1652), architecte de Jacques Ier, visite la Vénétie et étudie l’œuvre du maître dès 1597. À son retour, il édifie pour le souverain la Banqueting House du palais de Whitehall (1619-22), dont la façade à ordres superposés dérive des palais Barbarano et Thiene. L’impulsion est donnée et la manière du Vicentin sert encore de modèle, après l’intermède baroque du tournant du xviiie siècle, aux néo-palladiens réunis autour du comte de Burlington. Si certains édifices comme Mereworth Castle (Colen Campbell, 1723) s’avèrent de fidèles citations, d’autres jouent plus librement des motifs de l’artiste, comme Holkham Hall (William Kent, 1734), où le corps central arbore un portique de temple et les pavillons d’angle présentent des serliennes, significativement renommées « palladian-windows ».

La précocité et la constance du palladianisme anglais s’expliquent par la sobriété classique du modèle, qui offre une réponse adéquate aux recherches d’une société aristocratique protestante et spéculative portée par des idéaux de simplicité et de rigueur. Monumentale sans être emphatique, la manière palladienne séduit pour les mêmes motifs la civilisation bourgeoise des Provinces-Unies, qui trouve chez Scamozzi – plutôt que Palladio – les sources d’un art harmonieux et raisonné capable de refléter l’esprit de cette nation réformée, depuis peu indépendante. Jacob van Campen (1595-1657) en fournit le modèle avec le Mauritshuis de La Haye (1633-44) élevé pour le prince de Naussau-Siegen. Fondant les caractéristiques d’un scamozzianisme proprement hollandais – un cube de briques orné de pilastres colossaux sur socle et animé de portiques sous fronton –, le type est bientôt décliné à la campagne (Huis Vredenburgh, Pieter Post, 1643) comme à la ville (Het Poppenhuis, Philip Vingboons, 1642). C’est notamment le cas à Amsterdam, qui s’affirme à l’époque comme la capitale européenne des rééditions de l’ouvrage de Scamozzi, titre qu’elle se dispute avec Paris.

Les sujets du « très chrétien » royaume de France sont en effet les premiers à traduire les traités de Palladio (Le Muet, 1645, Chambray, 1650) et de son suiveur (Boisseau, 1646). Toutefois, s’ils considèrent ces deux architectes comme « les premiers parmi les modernes » (Blondel), ils leur préfèrent Vignole car leurs préceptes, trop idéaux ou contraires aux normes établies, sont jugés incompatibles avec la manière locale. Pays « du milieu » pris entre l’austérité du nord réformé et la verve baroque du catholicisme romain, la France du Grand Siècle, en quête d’une suprématie architecturale proprement nationale, n’aurait donc exprimé qu’une « admiration réservée » (Mignot) pour Palladio. Pourtant, les bâtisseurs œuvrant à la constitution et au rayonnement du classicisme français témoignent bien, jusqu’au milieu du xviiie siècle, d’un enthousiasme certain pour les réalisations du Vicentin. Le chevet de l’Oratoire de Paris (1622) de Jacques Lemercier (c.1585-1654) rappelle par ses clochers effilés celui de l’église du Redentore de Palladio à Venise ; l’ordonnance colossale de l’hôtel Lambert (1639-1644) de Louis Le Vau (1612-70) cite le palais Valmarana, et l’ionique de Versailles (1668) reprend celui de Scamozzi ; Marly (1679), de plan centré et à façades à portiques sous fronton, trahit l’influence de la Rotonda sur Jules Hardouin-Mansart (1646-1708), tandis que la silhouette de l’hôtel Le Brun (1701) de Germain Boffrand (1667-1754) est celle d’une villa palladienne. Ainsi, ce n’est que progressivement que ces références se fondent au sein du répertoire classique national, où elles perdent alors leur valeur d’emprunt étranger assumé.

Bien qu’elle ne puisse être qualifiée de palladienne au même titre que les fidèles imitations britanniques et néerlandaises, l’architecture française des xviie et xviiie siècles témoigne elle aussi du succès rencontré par Palladio en Europe dès avant la vogue du palladianisme néoclassique. Par-delà la variété d’aspirations locales donnant naissance à autant de spécificités nationales, le Vieux Continent partage donc bien une même culture palladiano-scamozzienne qui, d’origine strictement italienne, se métamorphose précocement en une véritable langue architecturale européenne.

Citer cet article

Jean Potel , « Palladio, un modèle pour l’architecture de l’Europe classique », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 16/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14160

Bibliographie

Ackerman, James S., Palladio, Paris, Macula, 1981.

Cevese, Renato (dir.), Palladio, la sua eredità nel mondo, Milan, Electa Editrice, 1980.

Mignot, Claude, « Palladio et l’architecture française du xviie siècle, une admiration critique », Annali di architettura, no 12, 2000, p. 107-116.

Wittkower, Rudolf, Architectural Principles in the Age of Humanism, Londres, Academy Editions, 1962.