La période de forte urbanisation des années 1920 à 1960 s’accompagne, en particulier dans les villes d’Europe méridionale, du développement de périphéries pauvres, non équipées et non viabilisées, faites de petits bâtiments fragiles, construites en infraction à la réglementation. Partout un nouveau lexique apparaît alors pour désigner ces quartiers matériellement et juridiquement précaires : bidonvilles français, quartier de baracche romains, de chabolas (baraques) madrilènes ou encore de barracas barcelonais. Y trouvent refuge, notamment mais pas uniquement, les nouveaux arrivés en ville, migrants intérieurs, étrangers ou coloniaux, venus y chercher une vie meilleure. Or cette caractéristique de leur population participe le plus souvent de la définition de ces nouvelles catégories urbaines. Ainsi l’action publique en direction de ces quartiers relève-t-elle aussi de politiques d’administration des populations migrantes, voire dans certains cas, de gestion des flux migratoires. Cette identification d’une forme urbaine à un type de population explique que, en France notamment, les historiens de l’immigration, puis des sociétés coloniales, se soient intéressés les premiers aux bidonvilles. Il s’agit ici de rendre compte de cette construction de la catégorie bidonvilles comme espace de peuplement immigré.
Les bidonvilles, une histoire européenne du xxe siècle
En Italie, les baracche deviennent un problème public majeur au cours des années 1920, dans le contexte du fascisme et de son urbanisme de capitale pour Rome. Au Maroc et en Algérie, le terme « bidonville », toponyme casablancais apparu dans les années 1920, devient un terme générique dans les années 1930 ; il arrive en métropole, dans les années 1950, dans les valises des fonctionnaires coloniaux. À Madrid, encore, l’usage du terme « chabola » pour désigner l’habitat précaire se généralise dans les années 1950. Entre les années 1920 et 1950 ces catégories sont ainsi forgées pour désigner des réalités qui disparaissent, pour l’essentiel, en Europe, entre les années 1970 et 1980. Celles-ci caractérisent donc ces années de forte croissance urbaine, où les flux de population migrant vers les grandes villes sont les plus importants.
Pourtant ces réalités ne sont pas véritablement nouvelles. À certains égards, elles ne sont que le prolongement de formes d’extension urbaine destinées aux ménages populaires, qui remontent au xixe siècle. Toutefois, leur importance augmente considérablement dans le contexte d’accélération de la croissance urbaine. En outre, l’écart se creuse entre les modes de vie qu’elles abritent et les normes de la vie moderne. Le développement de l’intervention des pouvoirs publics dans l’aménagement urbain au cours du xxe siècle, en particulier à partir des années 1940, est un autre facteur qui explique que l’on perçoive alors ces réalités anciennes comme un problème nouveau. Dans les sociétés dont la structure, l’organisation économique et les modes de fonctionnement de l’État ne rendent pas possible l’intégration de l’ensemble des citadins à la ville ainsi réglementée, notamment les grandes villes d’Europe méridionale, la mise en œuvre de la planification et la densification réglementaire qui l’accompagne n’empêchent pas la poursuite de ces formes d’urbanisation pauvre. Elles les relèguent cependant dans l’illégalité, vouant leurs habitants à une plus grande précarité. La différenciation des normes de construction appliquées à chaque zone provoquant le reclassement des valeurs foncières, certains propriétaires choisissent de rentabiliser les terrains dévalorisés (typiquement ceux qui ne sont pas constructibles) par leur lotissement illégal. Ainsi se développent les quartiers précaires. Cette évolution est commune à de nombreuses grandes villes d’Europe méridionale, en particulier capitales, où elle suit une chronologie globalement convergente. Toutefois, les formes prises localement par ces quartiers diffèrent : des baraques de planches et de tôle de Nanterre aux maisons de briques madrilènes, les types d’habitat sont divers, les formes d’illégalité varient, tout comme les niveaux de pénibilités des modes de vie que ces espaces abritent et leur écart avec les normes locales d’habitat.
Des quartiers d’immigration
Partout dans ces quartiers, les populations immigrées de l’intérieur ou de l’étranger sont globalement très surreprésentées, même si l’hétérogénéité des catégories administratives et le flou de leur définition rendent difficiles les comparaisons. Les zones de chabolas madrilènes sont peuplées d’Andalous et d’Estrémègnes, qui fuient les règlements de compte de l’après-guerre civile et la misère des campagnes. Les bidonvilles français sont peuplés d’Espagnols, de Portugais et de Nord-Africains, en particulier d’Algérie, qui constituent les principaux contingents d’immigrants des années 1950 et 1960. La politique de construction de logement social à destination des ménages français de salariés des classes moyennes et populaires, à partir des années 1950, et la segmentation du marché du travail expliquent que l’on trouve très peu de Français dans les bidonvilles de métropole.
Ces espaces ont pu fonctionner comme quartiers de transit. Les anthropologues, sociologues et géographes contemporains ont décrit les modes de vie, les formes de socialisation, de solidarité et de vie communautaire, qui s’y développèrent, caractéristiques des premières générations d’immigrés.
La construction des catégories de la ville informelle par les politiques de contrôle des migrations
Dans les analyses et la documentation produite sur ces espaces par les pouvoirs publics, la presse et les experts, les propriétés sociales réelles ou supposées de leur population – étrangère à la ville, pauvre, voire marginale – sont toujours constitutives de la définition du problème.
En France, les recensements de bidonville catégorisent généralement la population par origine, mêlant nationalité (espagnole, portugaise), origine coloniale (nord-africain ou Français musulman d’Algérie), parfois critère ethnique (noirs). À tous les échelons de l’administration publique, la question des bidonvilles est longtemps confiée à des services liés à l’administration des populations coloniales. Lorsque l’on crée des services ou des bureaux ad hoc, on y intègre encore du personnel reconnu pour son expérience coloniale.
Les politiques ciblant ces quartiers visent à en endiguer la croissance, puis à les démolir. Ce faisant, elles conduisent au contrôle des populations, dont la mobilité est soulignée par les pouvoirs publics. À Madrid, ce contrôle prend la forme d’un fichage extensif des habitants des périphéries populaires, que le responsable déplore de ne pas parvenir à tenir à jour, tant cette population est mouvante. En Algérie coloniale, l’action publique ciblant les bidonvilles est notamment motivée par la nécessité de contrôler les « populations flottantes » indigènes.
En Espagne, la catégorie « chabola » entre dans le droit dans un texte portant sur la politique du logement, ayant pour double objectif, à la fois de freiner les migrations vers la capitale et de lutter contre le développement de périphéries insalubres. En 1957, un décret interdit ainsi l’installation à Madrid de personnes n’y disposant pas d’un logement et précise les formes de l’illégalité des chabolas à Madrid (le lotissement et la construction sans permis, le commerce des chabolas et leur habitation). Il fixe les sanctions à l’encontre des contrevenants, et crée un détachement de police ad hoc pour garantir sa bonne application. Il prévoit, notamment la reconduction des habitants des chabolas dans leur commune de résidence antérieure. Ces dispositions adoptées par le régime franquiste reprennent celles mises en place par le régime fasciste pour Rome trente ans plus tôt. Celui-ci régula aussi les migrations vers la capitale et pensa résoudre le problème des baracche par le rapatriement de leurs habitants. Toutefois, les enquêtes préparatoires aux opérations de résorption sont l’occasion de découvrir qu’une part importante de la population de ces zones – plus du tiers dans le recensement de 1927 – est née à Rome. Ces chiffres contradictoires avec les présupposés de la politique fasciste sont tenus secrets par l’administration.
Ainsi les politiques urbaines de démolition de bidonvilles sont-elles aussi des politiques de régulation de l’immigration vers la capitale et, in fine, des politiques de redistribution des populations dans l’espace. On peut du reste rapprocher ces rapatriements autoritaires de familles ayant migré dans les capitales italienne et espagnole des programmes de colonisation mis en œuvre par les régimes fasciste et franquiste, qui sont aussi des politiques d’aménagement du territoire par le déplacement de populations.
Les bidonvilles et leurs variantes locales, noyaux d’habitations pauvres, sous-équipés et illégaux, absorbèrent la forte croissance démographique des villes dans les décennies centrales du xxe siècle. L’inquiétude suscitée par l’origine foraine, coloniale ou étrangère d’une partie importante de leurs populations et sa mobilité furent sans doute un des éléments qui contribuèrent à isoler cet épisode d’une histoire longue des extensions urbaines pauvres à l’époque contemporaine. Agir sur ces quartiers consista à agir sur leur population ; les politiques urbaines qui les ciblaient devaient aussi réguler les migrations vers les grandes villes et permettre de surveiller leur population.