Avec la guerre de 1866, l’empire d’Autriche cède la Vénétie au jeune État-nation italien. Ce qui était une limite administrative au sein de l’empire devient une frontière internationale. L’Autriche conserve des territoires peuplés d’italophones, rendant la victoire amère pour les promoteurs de l’unité italienne et ce d’autant plus à l’est de la nouvelle frontière, où ils considèrent que les traités de paix ont brisé l’unité d’une région dotée d’une cohérence linguistique, géographique et historique : le Frioul.
Autrefois possédée par les Habsbourg, partagée maintenant entre la province italienne d’Udine et le comté autrichien de Gorizia, cette entité transfrontalière ne correspondait à aucune division administrative. Ses frontières mythiques avaient été fixées par les érudits locaux, à partir de celles d’un État médiéval : du fleuve Livenza à l’Isonzo, des Alpes à l’Adriatique. Les notables avaient récupéré le cadre frioulan comme base de leurs projets économiques et politiques pendant la première moitié du xixe siècle.
L’apparition d’une frontière entre États resémantise les déplacements qui, se déroulant auparavant dans un même empire, étaient perçus comme relevant de la norme, du quotidien.
Changer de village, c’est changer de pays
Sans avoir quitté leurs villages, les locaux doivent franchir une frontière pour accomplir des mobilités habituelles. Certes, ils avaient déjà été partagés entre Venise et les Habsbourg, du xve siècle au congrès de Vienne. En 1866, pour autant, on ne revient pas à une situation antérieure, car la frontière du passé était poreuse tandis que la nouvelle sépare deux États souverains à la volonté et aux techniques de surveillance inédites. Le long de la ligne frontalière sont érigées des douanes ornées des écussons dynastiques et de drapeaux, les lieux et les horaires de passage sont réglementés, un personnel nombreux encadre les traversées des marchandises et des hommes.
Ce contexte semble favoriser des identifications nationales différenciées à la frontière. De fait, les insultes « Italien » et « Autrichien » retentissent lors de querelles entre villages et les catégories nationales sont reprises pour désigner ses adversaires lors de disputes pour des terrains ou du bétail. Néanmoins, ces comportements répondent souvent à des dynamiques endogènes déjà existantes au temps du royaume lombardo-vénitien. De plus, un lexique national n’est pas forcément le symptôme d’une identification nationale : la nationalité peut être mobilisée avant tout pour engager l’État dans les querelles locales et vite oubliée lorsqu’il s’agit d’acheter son sucre à meilleur marché de l’autre côté de la frontière.
En effet, la contrebande est florissante au Frioul. Les impôts indirects plus élevés en Italie sur le sel, le tabac et le sucre poussent les villageois devenus italiens à traverser la frontière pour les acquérir dans le comté de Gorizia. La contrebande est soit occasionnelle, soit commise par des groupes de contrebandiers bien organisés franchissant nuitamment la frontière. La contrebande est décriée par l’élite du Frioul italien, qui y voit une trahison nationale. Les autorités du royaume vont jusqu’à installer des grillages pour limiter les passages clandestins. À la veille de la Première Guerre mondiale, les contrebandiers restent nombreux, signe parmi d’autres que l’indifférence ou l’opportunisme national règne parmi les locaux.
Migrations et frontière
Avant même le xixe siècle, l’espace entre les Alpes et l’Adriatique était à l’origine d’une forte émigration à destination de toute l’Europe qui doit, désormais, composer avec la frontière.
Des migrations internes deviennent internationales. C’est le cas des départs pour Trieste, principale ouverture sur l’Adriatique de l’empire des Habsbourg. Les paysans du Frioul y trouvaient du travail, tout comme ceux de Carniole ou d’Istrie, accompagnant le formidable essor économique du port au xixe siècle. Or, après 1866, l’installation à Trieste représente pour les habitants de la province d’Udine un départ à l’étranger, avec des formalités de passage et de séjour plus complexes. Trieste demeure néanmoins un pôle attractif : en 1914, 50 000 sujets italiens y résident (les regnicoli).
Certains flux migratoires contournent ou franchissent la frontière suivant l’évolution de la législation des États limitrophes, en particulier ceux vers les Amériques à partir de la fin des années 1870. En Autriche-Hongrie, les candidats à la traversée se heurtent à nombre d’obstacles bureaucratiques, conçus pour décourager l’émigration sans l’interdire formellement. La frontière offre donc une voie privilégiée pour les habitants du comté de Gorizia mais aussi de tout le sud de l’empire, qui la traversent pour embarquer dans les ports d’Italie. Beaucoup sont recrutés par les agents de compagnies de navigation italiennes entrés illégalement en territoire austro-hongrois. La gare frontalière de Cormons devient un lieu de passage fréquenté, avec en moyenne 3 000 migrants par an entre 1896 et 1903. Cette année-là, la législation austro-hongroise autorise les départs depuis Trieste et Rijeka. Des agences d’émigration austro-hongroises apparaissent. L’affluence se tarit alors à la gare de Cormons et la route migratoire se dédouble, chacun embarquant de son côté de la frontière.
Enfin, la frontière génère des migrations d’un nouveau genre, de courte distance et pendulaires, relevant du travail frontalier. Le comté de Gorizia est plus prospère que la province d’Udine, grâce à une modeste industrialisation puis, au début du xxe siècle, à l’essor de la culture maraîchère à destination du reste de l’empire. Les filatures proches de la frontière attirent une main d’œuvre recrutée souvent en territoire italien, non sans créer des conflits avec les sujets austro-hongrois : en 1892, les ouvrières d’une filature de Brazzano se mettent en grève et invectivent les « Italiennes », accusées d’être mieux payées par un patron irrédentiste.
Des mobilités qui font sens : notables et nationalisme
Certaines fractions des élites frontalières italophones, propriétaires fonciers, érudits ou commerçants, adhèrent à une identification nationale italienne qui subsume celle frioulane et soupçonnent les autorités austro-hongroises de vouloir « germaniser » ou « slaviser » les Frioulans du comté. Pour contrer cette menace, ils mettent en place un véritable effort éducateur en direction des élites d’Italie comme des locaux. Leur but est de montrer que le Frioul n’est pas une terre « hybride » mais une région transfrontalière à l’identité propre, tout en évitant d’évoquer le spectre d’une « nation frioulane » et de tomber en disgrâce à Rome. Des associations coordonnent le combat : la Società Alpina Friulana (1874) étudie et explore le territoire, la Società Storica Friulana (1911) institutionnalise les études d’histoire frioulane.
Leurs diramations sont transfrontalières et sont liées à la Lega Nazionale (1891) qui promeut l’italianité dans le comté de Gorizia. Imposer une identification est cependant plus ardu en Autriche-Hongrie, car la concurrence est possible avec d’autres sociétés nationales, comme le Schulverein allemand et la Družba Ciril-Metod slovène. Les habitants des campagnes semblent peu sensibles aux actions de la Lega Nazionale et certains rejoignent le Parti catholique frioulan (1906), porteur d’une identité frioulane associant paysannerie, catholicisme et fidélité à l’empereur.
C’est parmi ceux qui la promeuvent que l’identification nationale italienne s’impose le plus fermement, jusqu’à modifier des habitudes de vie. La bourgeoisie de Gorizia et la classe moyenne de Trieste délaissent leur arrière-pays peuplé de slovénophones, destination de leurs excursions dominicales avant 1866, au profit des localités italiennes. Leurs homologues d’Udine franchissent la frontière pour se rendre parmi les ruines romaines et médiévales d’Aquilée, envahissant les terres irrédentes le temps d’une excursion à défaut de pouvoir le faire par une guerre.