Le 14 août 1892, dans un estaminet des corons de la Compagnie de Liévin, situés à Éleu-dit-Leauwette (Pas-de-Calais), une bagarre éclate entre un ouvrier français et un ouvrier belge. Le lendemain matin, 1500 personnes parcourent les rues du village minier en criant « À bas les Belges ! », tandis que plusieurs carreaux d’habitations dans lesquelles résident des ouvriers étrangers sont brisés. La peur, tout autant que les violences, conduisent alors une partie d’entre eux à regagner leur pays d’origine : le 29 août, le commissaire spécial de Lens compte déjà le départ de 509 ouvriers belges, dont 325 sont employés aux mines de Liévin, et 184 aux mines de Lens. Or, leur retour en Belgique entraîne des violences similaires contre les travailleurs français résidant outre-Quiévrain, et le cycle de représailles de part et d’autre ne s’achève qu’à la fin du mois de septembre. La France connaît ainsi une explosion xénophobe en milieu ouvrier relativement exceptionnelle par sa durée (six semaines) et par l’ampleur du groupe visé. En effet, selon le ministre des Affaires Étrangères belge, ces événements occasionnent le départ de 905 ouvriers et leurs familles, soit plus d’un millier de personnes au total.
La main-d’œuvre qualifiée venue du Borinage est particulièrement prisée par les compagnies minières françaises, qui l’importent à Anzin dès la première moitié du xixe siècle. En 1891, le Pas-de-Calais compte ainsi 19 148 résidents d’origine belge. Si leur part dans la main-d’œuvre des compagnies du Pas-de-Calais est faible dans l’ensemble, elle atteint néanmoins 50% dans certaines fosses des mines d’Ostricourt, et même 70 à 80% aux mines de Drocourt. C’est dans ce contexte qu’à l’été 1892, environ 500 Borains supplémentaires sont recrutés dans le bassin minier français, poussés à l’émigration hors du bassin houiller belge de Mons par la dépression qu’y subit l’industrie charbonnière depuis le début des années 1880. Des agents racoleurs de la compagnie de Liévin se chargent de les diriger vers le Pas-de-Calais. Leur recrutement est donc inscrit dans le fonctionnement normal des compagnies minières. Pourtant, l’arrivée de ces supplétifs est considérée comme le point de départ des événements d’août-septembre 1892. Comment l’expliquer ?
Un conflit du travail ?
Plusieurs facteurs d’hostilité sont évoqués par les mineurs français et par la presse qui relaie leurs griefs. En premier lieu figure le reproche de concurrence déloyale, selon lequel les Belges accepteraient des salaires inférieurs et des journées plus longues. Pourtant, rien dans les sources ne le confirme avec certitude. Le second reproche concerne l’inégalité en matière de charges militaires. Celui-ci est davantage fondé, puisque les travailleurs belges résidant en France sont effectivement soustraits à cette interruption de travail, que le tirage au sort en Belgique leur ait été favorable ou qu’ils soient réfractaires. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les violences éclatent à la veille du départ des jeunes français pour leur service militaire.
Néanmoins, l’origine de la protestation réside en réalité davantage dans les relations entre les compagnies minières et le syndicat des mineurs. En effet, les contingents de travailleurs étrangers recrutés à l’été 1892 ont la malchance d’arriver dans une période d’extrême tension, consécutive au renvoi de sept militants syndicaux qui viennent tout juste d’accéder aux fonctions de conseillers municipaux à Courrières et Drocourt, et entendent élire un maire favorable au syndicat en vertu de la loi du 5 avril 1884 instaurant l’élection du conseil municipal au suffrage universel. Le commissaire spécial de Lens souligne lui-même le caractère politique, arbitraire et rancunier de ces licenciements, quelques mois après que les mineurs ont arraché un accord collectif sur les salaires à Arras, en novembre 1891. En outre, ces licenciements sont vus comme une atteinte à deux principes sacrés pour les mineurs, que sont le droit d’association syndicale et la représentation au suffrage universel. Ces derniers reprochent donc aux compagnies d’embaucher des Belges étrangers au syndicat et dépourvus du droit de vote, plutôt que de réintégrer les ouvriers licenciés. Ainsi, les Belges sont visés en tant que travailleurs « inorganisés », qui remettent indirectement et involontairement en cause la puissance de négociation patiemment acquise par le syndicat des mineurs du Pas-de-Calais.
Entre internationalisme et protectionnisme ouvrier
Corporation précocement et puissamment organisée, les mineurs ont une emprise syndicale non négligeable sur les populations des bassins houillers : dans le Pas-de-Calais, la proportion des syndiqués s’élève à 50% au début des années 1890. Elle leur permet de pratiquer le closed-shop, c’est-à-dire le contrôle syndical du marché de l’emploi, quitte à écarter violemment ceux qui n’en font pas partie ou appartiennent au syndicat patronal. Si cette logique permet de comprendre les troubles de l’été 1892, elle permet aussi de comprendre pourquoi, après six semaines de violences, le leader syndical et député de Lens (Émile Basly) invite les mineurs belges ayant fui à revenir en France à condition de demander la naturalisation. Celle-ci permet en effet d’échapper à la menace d’expulsion qui pèse sur les « agitateurs politiques » étrangers en raison de la loi du 3 décembre 1849, loi qui freine leur participation à l’action syndicale. Basly s’entretient également avec les représentants de la Fédération des mineurs belges, afin de rédiger un appel commun appelant au calme. Dans une perspective internationaliste, ces représentants encouragent enfin l’échange d’informations autour de la situation de l’emploi afin d’éviter les concurrences ouvrières.
Toutefois, ces éléments ne doivent pas faire oublier que le protectionnisme ouvrier est alors une réalité. Les mineurs de Lens demandent par exemple que soient renvoyés les contremaîtres belges, ainsi que tous les ouvriers belges ayant moins de 10 ans de présence dans les compagnies, c’est-à-dire la durée correspondant au délai requis pour obtenir la naturalisation. Le 12 septembre, Émile Basly annonce lui-même vouloir porter à la Chambre des députés un projet de loi sur la limitation du nombre des ouvriers étrangers. Son intervention à la Chambre, le 18 octobre 1892, porte au départ uniquement sur l’emploi de main-d’œuvre étrangère dans les mines, mais le débat évolue. Tout en reconnaissant le caractère anticonstitutionnel du principe de la taxation des employeurs ayant recours à de la main-d’œuvre étrangère (un avis déjà émis par un rapport parlementaire du 20 avril 1892), les parlementaires optent néanmoins pour un durcissement des mesures de contrôle administratif prévues par le décret du 2 octobre 1888, et aboutissent in fine à l’adoption de la loi du 8 août 1893 « relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national ».
Comme l’a bien montré Laurent Dornel, les troubles d’août-septembre 1892 s’inscrivent dans un contexte économique, social et politique particulièrement éprouvant pour les étrangers. La xénophobie traverse en effet toute la société française à la fin du xixe siècle, et trouve des relais politiques particulièrement puissants. En témoigne le succès de l’opuscule Contre les étrangers de Maurice Barrès (1893), dans lequel l’auteur nationaliste accorde une place de choix aux émeutes anti-Belges. Toutefois, ce contexte général ne doit pas faire écran aux particularités sociales de ces événements : en dernière instance, c’est bien l’opposition entre les compagnies minières et le syndicat des mineurs qui en est à l’origine.