Les élites européennes : des migrants comme les autres ?

L’histoire des migrations a longtemps concentré ses efforts sur les populations les plus défavorisées contraintes à la migration par la misère ou par la guerre. Les élites, pourtant, migrent aussi. Élites savantes ou intellectuelles, entrepreneurs avec ou sans leurs capitaux, elles ont en commun d’être perçues comme un facteur d’enrichissement culturel et financier quand les migrants de la misère sont si facilement pensés comme un mal nécessaire. La réalité est pourtant plus complexe : outre que la notion d’élite est elle-même à géométrie variable, les pays d’accueil sont loin de toujours leur dérouler le tapis rouge, et les logiques d’exclusion – des opposants politiques, des minorités – l’emportent souvent sur la recherche de l’attractivité. Il importe enfin de prendre en considération l’effet de la fuite des élites sur les pays de départ.

Victor Hugo à Jersey (photographe inconnu), Paris, Musée d'Orsay (don de Mme Marie-Thérèse et M. André Jammes, 1984). Source : Wikimedia Commons.
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Le drame politique et humain qui a accompagné la crise migratoire de 2015 a contribué à donner aux migrations contemporaines un visage, celui d’un homme sub-saharien en détresse sur un bateau de fortune en Méditerranée. Pour forte qu’elle soit, cette image n’en est pas moins réductrice au regard de la prodigieuse diversité des parcours des quelque 78 millions de migrants que comptait l’Europe en 2017 d’après les Nations unies. Et paradoxalement, alors que le grand récit de la mondialisation fait la part belle aux élites transnationales, les migrations d’élites disparaissent un peu derrière les mobilités contraintes du sud vers le nord. Mais qu’y a-t-il de commun entre la trajectoire d’un Africain ou d’un Syrien cherchant asile en Europe pour fuir la misère ou la guerre et celle d’un Européen qui part étudier dans une université nord-américaine ou travailler dans une monarchie pétrolière ? Des points communs existent pourtant : les uns et les autres subissent un déracinement plus ou moins contraint, cherchent à l’étranger une amélioration de leurs conditions de vie ou de travail, doivent composer avec les logiques étatiques qui cherchent à les sélectionner et, parfois, à les dissuader. Certes, les motifs qui poussent à fuir la guerre ou la persécution paraissent plus impérieux que le désir de faire fortune, mais la notion de contrainte ne suffit pas à distinguer clairement les migrations d’élites des autres : les réfugiés politiques du xixe siècle ou les savants soviétiques fuyaient eux-mêmes une persécution. En sens inverse, même pour les plus démunis des réfugiés, la migration est toujours la résultante de contraintes externes et de choix individuels ou collectifs.

Les élites sont loin, d’ailleurs, de former un groupe homogène. Elles renvoient à une position dominante dans une hiérarchie qui peut s’appuyer sur différentes formes de capital : économique, politique, culturel, social… Elles ont toutefois pour point commun une intégration forte et précoce dans des réseaux européens voire mondialisés qui leur permet, souvent, de bénéficier de dispositifs d’accueil et de réseaux d’assistance performants. Surtout, la rareté relative de leur capital leur donne à l’égard des autorités d’accueil un pouvoir de négociation plus fort, qui fait que, dans les cas les plus extrêmes, le rapport de force s’inverse et ce sont les pays d’accueil qui se retrouvent en situation de concurrence pour attirer les talents ou les fortunes.

Fuir son pays pour des idées au « siècle des exilés »

Si le xixe siècle fut, selon une expression de Sylvie Aprile, le « siècle des exilés », c’est d’abord parce que le passage par l’exil y est devenu une étape importante du parcours de la plupart des élites politiques. Au lendemain des révolutions, les partisans des monarchies déchues sont souvent contraints à l’exil pour échapper aux persécutions ou pour retrouver dans un autre pays les conditions de vie associées à leur rang. C’est ainsi que la grande émigration qui accompagne la période révolutionnaire en France de 1789 à 1815 conduit quelque 140 000 personnes à quitter la France : parmi eux, une majorité de nobles, comme le marquis de Bouillé (1739-1800) ou François-René de Chateaubriand (1768-1848), tous deux exilés à Londres, mais aussi des membres du clergé réfractaire et des légitimistes de tous rangs. L’exil demeure d’ailleurs, tout au long du siècle, un moyen d’éloigner les souverains déchus et leur cours, depuis Napoléon à Sainte-Hélène jusqu’à Ferdinand II, roi des Deux-Siciles renversé en 1860, ou Isabel d’Espagne, contrainte de fuir son pays pour la France après la Révolution glorieuse de 1868. Malgré le caractère contraint de ces migrations curiales, elles s’accompagnent généralement d’un accueil plutôt favorable. Elles permettent en effet au pays d’accueil d’entretenir une continuité qui laisse ouverte la possibilité d’une restauration dynastique et peut affaiblir une puissance rivale. Nombre de travaux récents comme ceux de Simon Sarlin ou d’Alexandre Dupont ont montré l’importance de ces exils contre-révolutionnaires dans l’émergence d’une internationale blanche.

Mais plus encore que du côté contre-révolutionnaire, ce sont les élites politiques libérales, démocrates ou socialistes qui connaissent les plus longues expériences de l’exil. Celles-ci ont fait l’objet d’attentions renouvelées de la part de chercheuses comme Sylvie Aprile et Delphine Diaz. Plusieurs des figures essentielles de la pensée politique au xixe siècle se construisent depuis un refuge étranger, aussi bien des patriotes chassés de leur pays par l’échec du mouvement nationalitaire de 1848 que des penseurs socialistes ou anarchistes. Du côté des premiers, on trouve le républicain italien Giuseppe Mazzini qui vit successivement à Marseille, Genève et Londres ou le patriote hongrois Lajos Kossuth qui doit partir pour Londres puis pour les États-Unis après le Printemps des peuples de 1848. Pour les seconds, comme Karl Marx ou Mikhaïl Bakounine, le combat politique s’assimile largement à un long parcours d’exil qui les font passer par la Belgique, la France, la Suisse et l’Angleterre. Pour ceux dont le combat est couronné de succès comme les patriotes italiens ou les républicains français, le passage par l’exil devient source de prestige, ce qui explique que nombre d’entre eux reviennent au pays où ils jouent un rôle clé dans le renouvellement de l’élite politique.

Surtout, les circulations contraintes d’exilés sont vectrices de circulations d’idées et de pratiques : les lieux de sociabilité des exilés dans les villes où ils forment les communautés les plus fortes comme Londres, Bruxelles, Zurich ou Paris, deviennent des lieux d’échange d’idées et de partage d’expériences. À côté de ces lieux de sociabilité informelle, la fin du xixe siècle voit s’organiser des structures politiques mieux identifiées comme les internationales ouvrières où les penseurs socialistes de l’ensemble de l’Europe partagent leurs idéaux et leurs perspectives.

Les migrations d’élites du xixe siècle sont loin, pourtant, de se limiter aux grandes figures de la vie politique frappées d’un exil plus ou moins contraint. Si la répression des opposants politiques reste un facteur essentiel de la mobilité contrainte des élites, elle touche aussi bien de grandes figures de la vie littéraire et scientifique européenne. Plusieurs des poètes nationaux les plus réputés comme Ugo Foscolo (1778-1827) en Italie et Victor Hugo (1802-1885) en France ont construit une part importante de leur légende alors qu’ils vivaient loin de leur pays d’origine. C’est que l’exil ne touche pas seulement l’élite politique : nombre de savants, d’artistes, d’écrivains, d’universitaires qui se sont engagés plus ou moins ponctuellement au cours des crises politiques de 1830, 1848 ou 1870 se trouvent obligés à s’éloigner au moins temporairement, et cette circulation contrainte fait autant pour l’émergence d’une élite intellectuelle européenne que les congrès savants internationaux qui se développent à partir de la dernière décennie du xixe siècle.

Attirer les élites, chasser les étrangers : les tensions du premier xxe siècle

L’intensification des migrations en Europe induit un perfectionnement des systèmes de contrôle aux frontières et dans les pays d’accueil. Les États deviennent des acteurs majeurs des processus migratoires et mettent en place progressivement un système législatif destiné à réguler et à sélectionner les entrées et sorties de personnes. Le premier objectif est bien souvent de limiter les arrivées de vagabonds et de sans aveu, mais aussi d’éloigner des centres de pouvoirs les individus potentiellement subversifs. Pourtant, au fur et à mesure que se développe une migration de travail du sud et de l’est de l’Europe vers le nord et l’ouest, puis des empires coloniaux vers les métropoles, la question de l’employabilité des entrants et des besoins en travailleurs qualifiés devient centrale.

Progressivement, le rejet dont font l’objet les travailleurs migrants, accusés d’exercer une pression à la baisse sur les salaires des nationaux, pousse les autorités à restreindre le marché du travail aux migrants les moins qualifiés. C’est ainsi qu’est votée en France en 1932 une loi « protégeant la main-d’œuvre nationale » contre la concurrence des travailleurs étrangers. L’immigration de travail est dès lors utilisée comme variable d’ajustement du marché du travail : elle est encouragée dans les secteurs « en tension » et on s’efforce de la dissuader lorsque l’offre dépasse la demande. Les travailleurs les plus qualifiés – ingénieurs, universitaires ou entrepreneurs – sont largement épargnés par les mesures de restriction, justement parce que leur installation demeure perçue comme un facteur d’innovation et de croissance économique, comme l’ont montré les travaux de Catherine Brice et Delphine Diaz. Les élites migrantes disposent ainsi, dans leurs interactions avec les États, d’un pouvoir de négociation plus fort que les autres travailleurs et la question de l’attractivité aux yeux des élites s’impose au point de devenir un enjeu de compétition entre les nations européennes. Les travaux de Guillaume Tronchet sur les mobilités étudiantes montrent ainsi, à la suite des recherches de Victor Karady, comment se met en place, au tournant du xixe et du xxe siècle, un espace universitaire européen où les établissements multiplient les dispositifs pour attirer les meilleurs étudiants.

La mise en place de régimes autoritaires en Allemagne, en Italie et en Russie rebat en partie les cartes : la mise en avant de la valeur économique des élites y est souvent remplacée par des considérations politiques ou raciales. De grandes fortunes comme des savants de haut niveau se trouvent contraints de migrer et doivent composer avec des pays européens plus ou moins enclins à les accueillir. C’est ainsi qu’Albert Einstein (1879-1955) trouve refuge à Princeton après le pillage de sa maison en 1933 ou que le physicien hongrois Laszlo Tisza (1907-2009) est accueilli en France. Dans ce contexte de mobilité massive, l’accueil qui leur est réservé n’est pas toujours bienveillant, mais des organismes comme la Rockefeller Foundation aux États-Unis, l’Imperial Chemistry Industry au Royaume-Uni ou le Comité français pour l’accueil et l’organisation du travail des savants étrangers organisé par le biologiste russe lui-même émigré Louis Rapkine (1904-1948), s’efforcent d’offrir aux savants migrants les moyens de poursuivre leurs travaux.

Du brain drain à l’exil fiscal : attirer les élites coûte que coûte

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la concurrence de plus en plus rude entre les pays développés pour attirer les élites économiques et scientifiques a pour corollaire un affaiblissement des pays de départ, amputés de leurs éléments créateurs de richesses et d’innovation. Ce phénomène, bientôt qualifié de « fuite des cerveaux », d’« exode des compétences », ou de brain drain en anglais, est pointé par un rapport de l’Unesco dès 1965. Il rappelle que la migration, trop souvent perçue du seul point de vue du pays d’arrivée, affaiblit surtout les pays de départ. La mondialisation financière contemporaine accroît cet effet en facilitant les migrations d’élites non seulement savantes mais aussi financières. La mise en place de systèmes fiscaux avantageux destinés à attirer les élites économiques et leur fortune en est un effet collatéral. Ce phénomène d’expatriation fiscale, amplifié par le dumping de certains États qui offrent des conditions d’imposition particulièrement avantageuses aux grandes fortunes, produit un manque à gagner important pour les finances publiques.

Citer cet article

Antonin Durand , « Les élites européennes : des migrants comme les autres ? », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 05/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14101

Bibliographie

Aprile, Sylvie, Diaz, Delphine (dir.), Les réprouvés. L’exil européen au xixe siècle, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2020 [à paraître].

Boeri, Tito, Brücker, Herbert, Docquier, Frédéric, Rapoport, Hillel (dir.), Brain Drain and Brain Gain : The Global Competition to Attract High-Skilled Migrants, Oxford, Oxford University Press, 2012.

Dornel, Laurent (dir.) Une histoire des migrations d’élites (xixe-xxe siècles), Presses de l’université de Pau et des Pays de l’Adour, 2013.

Scazzieri, Roberto, Simili, Raffaella (dir.), The Migration of Ideas, Sagamore Beach, Watson Publishing International LLC, 2008, p. 195-202.

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