Une présence croissante en Europe
Au cours du xixe siècle, un petit nombre d’étudiants – et dans une moindre mesure, d’étudiantes – venus des colonies rejoint l’Europe. Dès 1809, le Jamaïcain William Fergusson (1773-1846) devient le premier étudiant noir à fréquenter l’université d’Édimbourg. Trente-six ans plus tard, quatre étudiants du Medical College de Calcutta, alors capitale de l’Inde britannique, accompagnent leur professeur britannique d’anatomie jusqu’à Londres où ils intègrent l’University College. Les conséquences de ces prémisses migratoires se font ressentir au sein d’autres empires coloniaux : en novembre 1883, une pétition est adressée aux autorités d’Inde française afin que soient envoyés en métropole deux étudiants des comptoirs de Pondichéry et Karakal, suivant l’exemple de leurs camarades d’Inde britannique. En parallèle, les pouvoirs publics coloniaux investissent ces migrations en créant les premières bourses d’études métropolitaines. En 1880, le gouverneur de la Cochinchine propose de faire admettre deux étudiants à l’École d’art et métiers d’Aix-en-Provence alors qu’un système pérenne d’allocations gouvernementales se met en place à la même époque au sein du Raj britannique. Ces aides doivent profiter à l’œuvre coloniale : par exemple, les boursiers sierra-léonais du Fourah Bay College sont envoyés en Grande-Bretagne afin de répondre à la stratégie d’emploi des populations africaines du War Office. Les offres officielles se doublent de financements privés, par des mécènes ou des associations qui, dès cette période, peuvent orienter leurs protégés vers des établissements situés en dehors de l’empire colonial auquel ils appartiennent : l’Allemagne accueille ainsi des étudiants indiens dès le xixe siècle.
Toutefois, c’est au cours des premières décennies du xxe siècle que la présence des étudiants coloniaux se fait plus marquée : les ressortissants du Raj britannique dépassent le millier en 1913 tandis que les étudiants et élèves indochinois sont plus de 1 200 au milieu de l’entre-deux-guerres. Les bourses se multiplient, voire se spécialisent, à l’instar de celles dédiées à l’enseignement technique décernées pour la première fois en Inde en 1904. Malgré tout, les étudiants dits « libres », sans financement institutionnalisé, restent majoritaires tout au long de la période. Les années 1920 et 1930 se caractérisent par la diversification des flux migratoires, touchant de nouveaux territoires : en 1928, une trentaine d’Algériens fréquentent les facultés parisiennes avant de dépasser la cinquantaine sept ans plus tard. L’université d’Oxford accueille 61 Indiens et Birmans, 2 Ceylanais et 3 Palestiniens en 1936 après avoir été, au cours des années précédentes, un lieu d’étude pour des Égyptiens, des Irakiens ainsi que des ressortissants des établissements des Détroits ou de Corée, territoire annexé par le Japon en 1910. La géographie des étudiants coloniaux demeure complexe aussi bien à l’échelle nationale – on trouve des Indochinois dans la plupart des villes universitaires de France métropolitaine et des Indonésiens dans les principaux centres néerlandais – que continentale : Suisse, Danemark, Suède ou encore Italie accueillent, plus ou moins ponctuellement, des candidats au diplôme issus des mondes coloniaux. La présence d’un public féminin est également plus prononcée, parfois au sein de formations innovantes comme les tournées estivales de 1934, 1935 et 1936 organisées pour des étudiantes indiennes par l’Entr’aide universitaire internationale basée à Genève.
Si le conflit de 1939-1945 rend plus difficile l’accès aux territoires européens, l’après-guerre constitue un nouvel élan pour les mobilités étudiantes, parfois amorcé dès avant l’armistice. Au Royaume-Uni, les prévisions concernant les étudiants indiens s’accompagnent d’un afflux d’individus originaires d’Afrique et des Antilles après 1945 alors que bourses et prix sont mis en place par la Colonial Development and Welfare Organization créée quatre ans plus tôt. L’entrée dans l’ère des décolonisations avec les premières proclamations d’indépendance n’empêche pas l’arrivée d’étudiants issus des populations colonisées, à l’instar des Vietnamiens rejoignant la Maison des étudiants de l’Indochine de Paris dès la deuxième moitié de la décennie 1940. Toutefois, certains groupes voient leurs effectifs décroître, comme les étudiants algériens préférant l’université d’Alger à partir de 1950. Enfin, des individus ayant étudié en Europe occupent parfois le premier plan de la scène politique de leur territoire d’origine une fois l’indépendance acquise : diplômé d’Oxford, Nehru est Premier ministre de l’Union indienne entre 1947 et 1964 ; entre 1949 et 1954, Saloth Sâr, le futur Pol Pot, suit un cursus en radioélectricité à Paris.
Des motivations variées
La diversité des migrations académiques coloniales transparaît également à travers les facteurs qui alimentent ces circulations spécifiques. Rejoindre l’Europe est un moyen de compenser l’absence ou l’incomplétude des cursus disponibles au sein du territoire d’origine. En Indochine française, aucune université n’existe avant 1917 – en dépit d’une tentative infructueuse en 1907-1908 – et les écoles supérieures qui sont ensuite associées à l’établissement universitaire implanté à Hanoi ne sont, pour la plupart, pas équivalentes aux facultés métropolitaines, ce qui alimente particulièrement les flux d’étudiants en médecine et en droit. De plus, certains établissements européens sont auréolés de prestige tout comme certains spécialistes y officiant : dans le Paris de l’entre-deux-guerres, l’indologue Sylvain Lévi (1863-1935) travaille aux côtés de ressortissants des colonies sud-asiatiques alors qu’au cours de la décennie précédente, c’est en Allemagne que se formaient aux langues orientales anciennes certains étudiants indiens.
Les études en Europe sont parfois un prérequis indispensable à des carrières coloniales : à partir des années 1850, l’Indian Civil Service – le haut-fonctionnariat de l’Inde britannique – est accessible par la réussite à un concours organisé, jusqu’en 1922, exclusivement à Londres. Les lauréats doivent ensuite effectuer un stage dans un établissement métropolitain, même lorsqu’un concours est instauré dans la colonie au début des années 1920. La création d’une École cambodgienne à Paris en 1886 est quant à elle la conséquence directe d’une volonté gouvernementale de former des élites locales en métropole en leur faisant découvrir la France. Malgré un nom soulignant une prédominance khmère – et en réalité, plus largement indochinoise –, l’institution accueille des étudiants issus d’autres territoires de l’empire colonial français jusqu’en 1889. Un Porto-Novain est ainsi admis quelques mois après son ouverture. Par la suite, sa transformation en École coloniale à la fin de la décennie en fait davantage une institution destinée aux métropolitains désireux de devenir des administrateurs coloniaux.
Aux antipodes de cette participation à l’œuvre coloniale, la première moitié du xxe siècle voit s’affirmer des motifs politiques, généralement anticolonialistes, aux mobilités étudiantes : en 1909, Virendranath Chattopadhyaya (1880-1937) interrompt ses études londoniennes et rejoint Paris puis l’Allemagne afin d’échapper à un mandat d’arrêt sur le sol britannique. Les grèves scolaires de l’entre-deux-guerres en Indochine conduisent certains étudiants à s’engager dans des études métropolitaines à la suite de leur expulsion des établissements coloniaux. Surtout, l’ouverture d’écoles communistes, destinées à un public non soviétique, à l’instar de l’Université soviétique des travailleurs de l’Orient de Moscou, attire des étudiants militants de différentes colonies. Dès le tournant du siècle, la crainte d’une politisation du public académique avait nourri des initiatives d’encadrement et de supervision : en 1909, un département des étudiants indiens est instauré au sein de l’India Office. Si la mission de ses agents se limite surtout à conseiller les futures recrues indiennes et leurs proches afin d’assurer leur succès scolaire, le gouvernement général de l’Indochine met en place au même moment, cette fois depuis la colonie, un groupement de l’enseignement indochinois en France chargé de centraliser les informations sur tous les aspirants aux diplômes partis pour la métropole. Cette initiative échoue rapidement et la surveillance des populations colonisées, étudiantes ou non, en France métropolitaine, passe davantage par l’action du service de contrôle et d’assistance aux indigènes après la Grande Guerre.
Les tentatives de contrôle des étudiants n’empêchent pas l’émergence de structures de sociabilité spécifiques, par l’intermédiaire d’associations, parfois concurrentes des initiatives officielles. Une demi-douzaine d’étudiants est à l’origine de l’Association indienne d’Édimbourg (Edinburgh Indian Association) en 1883 dont Scotland Yard redoute les positions anticolonialistes trente ans plus tard. Des craintes similaires animent la Sûreté française au cours de l’entre-deux-guerres concernant l’Association des étudiants musulmans nord-africains, créée en 1928, ou encore le Comité de lutte des étudiants indochinois basé à Toulouse. Enfin, c’est une nouvelle fois la dimension transnationale de ces migrations qui mérite d’être mise en relief, comme le rappellent les circulations d’étudiants coloniaux – originaires aussi bien d’Indochine que d’Afrique du Nord – entre la France et l’Union soviétique.