Les vagues d’exils politiques qui accompagnent les grands moments d’agitation politique du xixe siècle (autour de la Révolution française, des mouvements de 1830, du Printemps des peuples ou du début des années 1870) sont d’une grande diversité sociologique : on y trouve aussi bien des aristocrates chassés en même temps que leur monarque, des ouvriers et artisans des professions libérales et des intellectuels. Parmi ces derniers, les figures un peu écrasantes de Victor Hugo ou d’Ugo Foscolo ont trop souvent conduit à ne considérer que les écrivains dont la plume a laissé une trace saisissante de leur expérience de l’exil. À côté d’eux, pourtant, on comptait également des savants, moins nombreux, peut-être, moins visibles, sans doute, mais pour qui l’expérience de l’exil n’est pas moins déterminante. En quoi la vie d’un savant en exil est-elle différente de celle de ses congénères qui, par milliers, se trouvent chassés de leur pays au siècle de l’exil ? Comment leur activité scientifique est-elle affectée par la rupture que représente pour eux le déplacement contraint dans un pays qui n’est pas le leur ?
Engagements savants à l’âge révolutionnaire
La période révolutionnaire est marquée par un engagement sans précédent des savants dans la vie politique. Nombre d’entre eux s’engagent directement dans l’administration révolutionnaire, soit en position d’experts comme les savants qui accompagnent Bonaparte en Égypte, soit à des postes directement politiques. Au moment de la Restauration, les plus habiles parviennent à faire oublier leur engagement passé en revenant dans le champ académique ou en offrant leur service au régime restauré – tel est le cas par exemple de Berthollet qui vote in extremis la destitution de Napoléon après l’avoir longuement servi – mais les plus compromis se trouvent contraints de fuir. Cela est particulièrement vrai pour ceux qui se sont impliqués dans les administrations mises en place par les Français au cours des guerres napoléoniennes en Italie ou en Espagne : l’historien Luigi Pepe, qui a étudié l’espace italien, a mis en lumière les cas du mathématicien Lorenzo Mascheroni (1750-1800), qui a dédié sa Géométrie du compas (Geometria del compasso, 1797) à l’empereur français et a contribué à la rédaction de la Constitution de la République cisalpine. Pellegrino Rossi, bien connu du fait de son assassinat à Rome qui déclenche les émeutes de 1848, a le même type de trajectoire puisque, partisan de Murat, il doit fuir l’Italie en 1815 et s’installe successivement en Suisse et en France où il enseigne le droit. En Espagne, Isabelle Renaudet a fait ressortir le cas du médecin García Suelto, devenu médecin dans l’armée impériale en 1808 et contraint de suivre l’armée française dans sa déroute comme de nombreux afrancesados.
Même pour ceux qui restent en poste dans leur pays, les années qui suivent la Restauration demeurent précaires : les savants réputés libéraux sont l’objet d’une surveillance particulière et le moindre faux pas peut leur coûter leur poste et les contraindre à l’exil. C’est ce qui arrive à Guglielmo Libri, mathématicien toscan qui trouve refuge en France où il obtient, avec le soutien de Guizot, la nationalité puis un poste au Collège de France. L’astronome Ottaviano Fabrizio Mossotti, proche du carbonarisme, s’enfuit de Pise en 1823 et trouve successivement refuge en Angleterre, en Argentine puis à Corfou, avant que son retour ne soit autorisé en 1840. Georg Büchner, plus connu pour son œuvre littéraire que pour ses travaux de médecine réalisés à l’université de Strasbourg puis à celle de Giessen, doit fuir l’Allemagne en 1836 alors qu’il est poursuivi pour des articles satiriques et trouve refuge à l’université de Zurich.
Trouver un poste dans le pays d’arrivée est souvent une gageure, qui peut contraindre les savants à adapter leurs travaux aux besoins des universités qui les accueillent : Francesco Orioli, d’abord professeur de physique à Pérouse puis à Bologne, quitte l’Italie pour la France après les révolutions de 1830, mais il doit accepter d’y enseigner… l’histoire romaine et étrusque. Cette double identité scientifique continue de le marquer au point que, quelques années plus tard, il se voit proposer simultanément une chaire d’histoire romaine à l’université de Bruxelles et une autre de sciences physiques à celle de Corfou. Le choix qu’il fait de la seconde résulte autant d’une décision personnelle de rejoindre un haut lieu du libéralisme italien en exil que de revenir à ses premières amours disciplinaires.
Les savants ne se situent pas tous, loin s’en faut, dans le camp révolutionnaire, et chaque changement de régime peut coûter son poste à un universitaire et le contraindre à s’éloigner. Ainsi le mathématicien Augustin Louis Cauchy, légitimiste qui refuse de prêter serment à Louis-Philippe après les Trois Glorieuses de 1830, choisit de s’installer en Suisse où il tente vainement de créer un institut d’enseignement dédié aux savants émigrés, puis à Turin où il obtient, à l’invitation du roi Charles-Albert, une chaire de physique sublime à l’université.
Circulations politiques et circulations savantes au lendemain du Printemps des peuples
Au cours du Printemps des peuples de 1848, les universités jouent un rôle central dans les troubles révolutionnaires qui traversent l’Europe. Nombre de professeurs se trouvent impliqués dans les assemblées parlementaires comme Quirico Filopanti à Rome, ou dans les gouvernements provisoires comme François Arago en France. La phase de répression qui suit les mouvements révolutionnaires les laisse rarement en place ; Arago bénéficie certes de la mansuétude de Napoléon III, mais Filopanti n’a pas cette chance, pas plus que de nombreux savants napolitains, lombards, hongrois ou polonais qui doivent fuir la répression. Les étudiants polonais, impliqués en nombre dans le mouvement, affluent avec certains de leurs professeurs vers l’Europe occidentale comme l’a montré Carole Barrera.
Le mouvement ne s’arrête pas, d’ailleurs, avec les révolutions de 1848. Piotr Daszkiewicz en a suivi le fil au départ de la Pologne : l’insurrection polonaise de janvier 1863 conduit de nouveaux savants à partir, comme le chirurgien Teofil Chudziński (1840-1897) qui s’installe en France où il devient spécialiste d’anatomie comparée. De même, Szymon Dickstein (1858-1884) doit interrompre ses études de sciences naturelles entamées dans sa Pologne natale à cause de son implication dans le mouvement anarchiste et s’installer à Genève puis à Paris. La postérité a retenu son rôle dans la diffusion du marxisme, mais a largement oublié sa traduction en polonais de L’Origine des espèces de Darwin qui fait beaucoup pour la diffusion du darwinisme dans son pays natal. En France, c’est le géographe Élisée Reclus (1830-1905) dont l’engagement anarchiste puis communard font obstacle à sa carrière en France, qui doit se réfugier en Suisse puis en Belgique où il obtient brièvement un poste de professeur – qui lui est promptement retiré après l’attentat anarchiste d’Auguste Vaillant en 1894.
L’irruption de l’exil politique dans une carrière scientifique fait donc peser sur les savants une série de contraintes : adapter ses pratiques, changer de langue et parfois de discipline, renoncer à un poste… Pour autant, il serait trompeur de réduire l’exil à sa seule logique de persécution et à sa seule dimension négative. Le déplacement contraint des savants est aussi un formidable vecteur de circulation et de diffusion des idées scientifiques ; les savants qui réussissent à s’insérer dans le milieu académique de leur pays d’arrivée deviennent des relais des connaissances produites dans leur pays d’origine : à peine installé dans son nouveau poste à Paris, Guglielmo Libri se lance dans une monumentale Histoire des sciences mathématiques en Italie (1839-1841) dont l’objectif affiché est de faire connaître en Europe l’importance des travaux scientifiques italiens. Quant à Cauchy, qui a fait le chemin inverse, son passage contraint par la Suisse et l’Italie s’est ajouté au considérable écho de son œuvre pour marquer durablement les générations de mathématiciens qu’il y a croisées. Même ceux qui reviennent dans leur pays d’origine rapportent avec eux de nouvelles connaissances et les liens qu’ils ont noués avec leurs collègues étrangers, qui contribuent à faciliter la circulation des idées scientifiques.