Marcel Benabou, Collette Fellous (Ill. 4), Albert Memmi (Ill. 3) : la production des écrivaines et écrivains d’origine judéo-maghrébine fait aujourd’hui partie du paysage de la littérature française (Ill. 2). Apparue progressivement dans les années 1950, au moment des premiers départs des Juifs d’Afrique du Nord à la suite de la création de l’État d’Israël et des tensions croissantes entre communautés juive et musulmane à la période de la décolonisation, elle connaît une vitalité particulière à partir des années 1970. Corrélativement, a lieu le « réveil juif » à partir de la guerre des Six Jours (1967), conflit qui, en avivant la peur d’un nouveau génocide, consolide et fortifie de fait la solidarité des Juifs avec Israël et renforce le sentiment d’appartenance juive. Le « moment mémoire » des années 1990, ainsi que l’émergence des littératures dites postcoloniales qui permettent de prendre en compte des mémoires minoritaires ou marginalisées, constituent également des conditions propices à cette émergence.
Expérience de l’exil et enracinement dans le souvenir
Fruit d’une centaine d’écrivaines et écrivains originaires du Maghreb, cette production bénéficie d’une légitimité littéraire de degrés divers, ce dont témoigne son accueil dans des collections et des maisons d’édition : de la collection « blanche » chez Gallimard ou Actes Sud à l’autoédition en passant par des éditeurs à diffusion plus restreinte (Ill. 2). Cette production aux genres variés entretient un rapport singulier à l’exil qui s’enracine dans le vécu des auteurs et autrices. Les transfigurations littéraires de cette expérience à la fois personnelle et collective varient de l’un à l’autre mais, quel que soit le territoire dont elles procèdent, toutes s’alimentent de l’irrémédiable de la rupture, du sentiment de déracinement, des enchantements de la mémoire et des interrogations existentielles. L’exil comme rupture sociale, culturelle et géographique, entraîne des processus de remémoration et appelle un travail de mémorialisation dans le nouvel environnement. Mettre en mots ses souvenirs permet de lutter contre le traumatisme d’une expérience d’exil, tout en fournissant, grâce à la mise en avant de certains motifs littéraires, un ensemble d’attaches et de références pour les Juifs du Maghreb dans leur ensemble. Ce type de déambulations mémorielles caractérisent le travail de Jean-Luc Allouche (Les Jours innocents), Rolland Doukhan (Berechit), Colette Fellous (Avenue de France) dont les récits sont émaillés de bribes de souvenirs, célébrés comme autant d’épiphanies d’un monde à jamais perdu.
La recherche mémorielle passe également par un usage particulier de la langue, donnant à lire et à entendre par bribes des oralités judéo-maghrébines. On rencontre ainsi des citations en arabe ou judéo-arabe, parfois traduites en français. Certaines œuvres proposent des créations innovantes en s’appuyant sur un métissage linguistique, telle celle de Katia Rubinstein dans Mémoire illettrée d’une fillette de l’Afrique du Nord. Son récit, parsemé de coupures de presse de l’époque, retrace l’itinéraire d’une petite fille, Kadem, de son enfance dans le quartier du port de Tunis jusqu’à l’adolescence en métropole. Le travail sur la langue emprunte ici à plusieurs langues et dialectes (arabe, judéo-arabe, italien, maltais, français), jusqu’à se construire en une sorte de manifeste de l’identité « métissée » ou plurielle de l’autrice. Edmond El-Maleh (Parcours immobile) ou Marco Koskas (Balace Bounel) retranscrivent respectivement le dialecte marocain et tunisien, dans la syntaxe française. Dans un autre registre, Hélène Cixous pratique l’art du néologisme avec « l’algérience », « un vaste ensemble de réflexions assez disparates autour des notions de pays, pays natal, pays d’origine, nom de pays et autour du mot pays » (Si près, 2007), la « malgérie », mot-valise qui combine « mal » et « Algérie » désignant la maladie qui a traversé le pays à la période coloniale et à l’époque de Vichy (Les rêveries de la femme sauvage, 2000) ou l’« oranje », terme qui associe le « je » de l’écrivaine et son « Oran » natale.
Références à l’histoire
Les préoccupations mémorielles se traduisent souvent par une référence à l’histoire : la période précoloniale et coloniale, la France de Vichy, l’arrivée en France dans le cadre de la décolonisation. On en trouve des échos dans de nombreuses œuvres comme celles d’Annie Goldmann (Les Filles de Mardochée, Nine Moati (Les Belles de Tunis, Ill. 1), Pol Serge Kakon (Rica la Vida) ou Monique Zerdoun (Rue de la mémoire fêlée). C’est notamment l’histoire familiale, entremêlée dans l’histoire coloniale, qui se donne à voir à travers ces récits (chez Gil Ben Aych, Annie Goldmann, Gisèle Halimi, Marco Koskas). Chez Edmond El-Maleh, l’un des responsables du Parti communiste marocain et militant de la cause de l’indépendance du Maroc, c’est la condition d’un militant politique juif ancré dans un monde judéo-arabe et berbère qui se dévoile (Parcours immobile, Aïlen ou la nuit du récit). Parfois, pour garder la trace d’un monde en train de disparaître, écrivaines et écrivains parsèment leurs récits de référents culturels des judéités maghrébines. Albert Memmi ouvre cette voie avec La Statue de sel (1953), qui traite de l’identité plurielle des Juifs nord-africains structurée autour la modernité qu’incarne la France, la vie traditionnelle de la communauté juive et la présence arabo-musulmane.
Les évocations du passé s’inscrivent aussi dans un temps plus proche, celui de la décolonisation et de l’installation en métropole, mais la lutte pour l’indépendance constitue un véritable angle mort, à l’exception des textes rédigés par des militantes et militants anticolonialistes (Rolland Doukhan, Edmond El-Maleh, Gisèle Halimi, Albert Memmi). C’est surtout le nouvel environnement – divergeant des représentations idéales forgées depuis l’Afrique du Nord et donnant lieu à une critique du rôle civilisateur de la France – auquel se heurte l’exilé.e qui constitue un ferment littéraire. Marlène Amar (La Femme sans tête…), Gil Ben Aych (Le Voyage de Mémé), Albert Bensoussan (La Bréhaigne) ou Paule Darmon (Baisse les yeux, Sarah) formulent, sur un ton parfois nostalgique, des questionnements amers sur la trajectoire des Juifs déracinés en métropole. Cette amertume tient aux conditions de vie, parfois difficiles, à la dispersion des familles, mais également, comme chez Katia Rubinstein, au regard orientalisant que porte la société métropolitaine sur ces nouveaux venus (Mémoire illettrée d’une fillette de l’Afrique du Nord).
Ce retour au passé correspond à un besoin plus global de la narration historique. En dehors d’un besoin de légitimation de l’histoire d’un groupe migrant, le contexte plus large de l’historiographie des Juifs d’Afrique du Nord en constitue un des ressorts. En effet, cette littérature répond à un double « déficit », lié, d’une part, à l’ancienneté de l’historiographie ashkénaze et, d’autre part, au poids prépondérant de la Shoah dans l’historiographie juive. Ces écrivains et écrivaines – endossant le rôle de témoins, historien.nes, gardien.nes d’une mémoire marginalisée – prennent de fait en charge l’histoire de l’exil des Juifs d’Afrique du Nord pour compenser le peu d’intérêt que suscitent à la même période les études académiques du monde sépharade.
Postérité et post-mémoire ?
Cette littérature se prolonge aujourd’hui avec la génération des descendantes et descendants des Juifs du Maghreb, désormais né.e.s en France métropolitaine. Elle se nourrit largement de souvenirs familiaux. En témoignent des textes d’Éliette Abécassis (Sépharade), de Rebecca Benhamou (Les habitués du temps suspendu), de Caroline Boidé (Les Impurs), d’Hélène Cohen (Le silence et le bruit), de Nathalie Funès (Mon oncle d’Algérie), de Sonia Medina (Rouge Harissa) ou d’Alice Kaplan (Maison Atlas). La bande-dessinée de Joann Sfar, Le Chat du rabbin, est une autre illustration, graphique et textuelle, du poids de l’enracinement familial et d’un retour symbolique vers le pays des ancêtres. L’imagination joue ici un rôle plus important que dans les récits de la première génération. C’est une sorte de « mémoire absente », pour emprunter l’expression de l’écrivain Henri Raczymow, qui se déploie face à un passé disparu et jamais expérimenté.