De l’Exode aux épopées, l’écriture de la migration accompagne la condition humaine, restant corrélée à l’histoire des mouvements migratoires. À ce titre, le xxe siècle, « âge de la migration », lui confère une expansion et une visibilité accrues. Les relations entre littérature et migrations se déclinent en littérature de ou sur la migration, produite par des auteurs et autrices portant cette expérience et/ou abordant ses thèmes : représentation du phénomène migratoire, description de la condition migrante, figuration de personnes déplacées. La lecture de ces textes ne saurait cependant rester cantonnée aux informations empiriques qu’ils peuvent apporter sur le fait migratoire. Ce phénomène multiforme impose plutôt de sortir des cadres nationaux longtemps privilégiés par les études littéraires pour en renouveler les catégories, en décentrant et pluralisant les perspectives : « l’exil peut affûter le regard sur le monde », écrit ainsi Edward W. Said (1935-2003, voir Ill. 1).
La littérature porte trace de migrations d’un pays européen à l’autre ou depuis d’autres continents : écrivains nord-américains installés à Paris ou dans le Sud de la France vers le milieu du xxe siècle, personnes arrivées à différentes époques depuis les différentes zones des empires coloniaux (V. S. Naipaul, L’Énigme de l’arrivée, voir Ill. 1), etc. Des Européens fuyant le nazisme quittent le continent (Anna Seghers, Transit, voir Ill. 1), d’autres exilés trouvent plus tard refuge en Europe. Aujourd’hui, témoignages et fictions rendent compte de parcours butant sur une crise européenne de l’accueil. Au-delà de la mémoire des vagues migratoires que transmettent les œuvres contemporaines, la période la plus récente voit émerger de nouvelles littératures migrantes, comme en Italie. Déplacements individuels au long cours, mouvements migratoires massifs et diasporas instaurent des espaces littéraires transnationaux où naissent des œuvres marquées par l’expérience de l’entre-deux, la transculturation et le plurilinguisme. Ainsi la diaspora littéraire marocaine essaime (en Espagne, en France, aux Pays-Bas…) en langues européennes (français, castillan, catalan, néerlandais, allemand, anglais, etc.).
Écritures migrantes : des définitions mouvantes et des perspectives en contrepoint
La migration constitue un fait social, enjeu de représentations documentaires ou de fiction. La qualification de littérature ou écriture migrante insiste quant à elle sur le déplacement, la dérive, l’hybridité et le décentrement. La production littéraire ayant trait à la migration forme un objet instable qu’on réduit en le nommant. Elle ne se laisse saisir ni par la biographie des auteurs (le déplacement, volontaire ou contraint, peut être essentiel ou non à la compréhension de leurs œuvres), ni par les genres pratiqués, oraux, écrits ou dessinés, relevant de la production restreinte ou élargie. La littérature migrante met en crise la notion de littérature nationale : en l’absence de coïncidence entre langue, culture et nation, elle ne saurait être absorbée par une littérature nationale strictement délimitée et on ne peut pas non plus la traiter comme un ensemble clos sur lui-même. Le Dictionnaire des écrivains migrants en France (1981-2011) répertorie par exemple plus de cinquante nationalités d’origine, tout en faisant état de l’impossibilité de circonscrire certains parcours, faits d’allers et retours et de bifurcations d’un continent à l’autre, d’une langue à l’autre.
Des invariants rassemblent cependant les écritures migrantes : l’inscription dans au moins deux systèmes culturels de référence, impliquant les langues et les valeurs, la vision « stéréoscopique » (Salman Rushdie, 1947) qui en découle, la « friction » (Nancy Huston, 1953) des mondes qui fait de la migrance un ferment de créativité. L’appréhension de leurs multiples facettes donne lieu à des néologismes : migrance, alliant migration et différance derridienne (la variation orthographique insiste activement sur l’écart et la non-coïncidence avec le Même) ; étrangéité, qui permet à Akira Mizubayashi (1951) « de tendre sans cesse vers une perspective sur le réel qui est celle de l’Autre » ; intrangers, par lequel l’écrivain algérien signant Y.B. signale avec humour l’inconfort productif de l’entre-deux.
La démarcation reste floue avec la littérature d’exil (Exiliteratur). D’Ovide (43 av. J.-C.-17) et Joachim Du Bellay (1522-1560) au Prix Nobel 2021 de littérature Abdulrazak Gurnah (1948), l’exil est une « fissure à jamais creusée entre l’être humain et sa terre natale » (E. W. Said), impliquant une « tristesse insurmontable » qui colore d’une tonalité mélancolique sa dimension existentielle. Mais, relève encore Edward W. Said, on doit observer que « la culture occidentale moderne est en grande partie l’œuvre d’exilés, d’émigrés, de réfugiés ». Car l’exil comporte une qualité critique de lucidité vigilante. En effet, et sans minimiser l’horreur de certaines situations, l’expérience « fondamentalement discontinue » de personnes « arrachées à leur terre et leur histoire », trop souvent reléguées dans « le territoire dangereux de la non-appartenance », « derrière la frontière qui sépare “nous” des “étrangers” », exacerbe cette vigilance parce que « rien n’est sûr » en contexte d’exil. Contraints à un pas de côté pour considérer leur « chez soi » depuis l’ailleurs, les exilés acquièrent une double perspective : alors que la plupart des gens ne comprennent le monde que depuis un seul point de vue issu de leur culture, « les exilés en connaissent au moins deux, et cette pluralité les rend conscients qu’il existe des dimensions simultanées. Une telle conscience est […] contrapuntique. » (E. W. Said)
D’une vague migratoire et d’un monde à l’autre : l’apport de la littérature à l’histoire des migrations
La contribution des œuvres littéraires à l’historiographie des migrations n’est pas négligeable, qu’elle concerne telle phase historique (au xxe siècle, émigrations russes et Retirada espagnole par exemple), telle population (Arméniens, Italiens, Algériens, Vietnamiens etc.), les questions de genre ou tels passages obligés du parcours migratoire : départs et arrivées, passages de frontière, interactions avec les natifs, quiproquos culturels, transmission intergénérationnelle… Il faut bien sûr distinguer témoignages et fictions, quoique ces dernières puissent être d’un apport précieux, pour documenter des réalités mais aussi pour susciter l’empathie des lecteurs : ainsi de Tea-Bag (2001), roman policier de Henning Mankel (1948-2015) relatant, d’Espagne en Suède, la trajectoire d’une rescapée africaine. La distance à laquelle se tient l’œuvre, a fortiori d’un auteur non-migrant, vis-à-vis de ses personnages et des catégorisations, des stéréotypes et des discours qui les entourent constitue un important critère d’analyse.
Au sein de ce corpus, une place à part doit être faite aux migrations (post-)coloniales. En France, une série de romans classiques (Ousmane Socé, Mirages de Paris, 1935 ; Bernard Binlin Dadié, Un Nègre à Paris, 1959 ; Aké Loba, Kocumbo, l’étudiant noir, 1960 ; Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, 1961 ; Camara Laye, Dramouss, 1966) dus à des auteurs d’Afrique subsaharienne thématise le voyage en métropole, l’ébranlement du mythe d’une France émancipatrice véhiculé par l’école coloniale, l’émergence problématique de sujets hybrides, la lutte pour la survie matérielle, la confrontation au racisme et les difficultés d’intégration dans la société dite « d’accueil ».
La périodisation de cette littérature témoigne de l’évolution des discours politiques et des critères d’appréhension du phénomène social : les dénominations de littérature de l’immigration ou de roman « beur » sont aujourd’hui à juste titre délaissées. Et si la notion de « deuxième » génération ou davantage est fort critiquable, laissant parfois place à celle de postmigration, fils et filles livrent des récits de filiation ou de deuil à portée universelle : citons par exemple La Prophétie de Dali (2023) de Balla Fofana ou Kaddour (2024) de Rachida Brakni.
Stratégies esthétiques
Sans en rester à la restitution d’un cheminement, l’écriture constitue une translation, un acte performatif par lequel le sujet migrant redispose et réinvente ses identités. Ce processus se traduit en stratégies esthétiques d’hybridation impliquant les langues, les genres de discours et postures d’énonciation, les géographies réelles et imaginaires. Certains écrivains pratiquent un bilinguisme d’écriture, d’autres, qualifiés de translingues, recourent à l’auto-traduction et l’auto-adaptation. C’est le cas par exemple, du français au grec et vice-versa, de Vassilis Alexakis (1943-2021), auteur entre autres de Paris-Athènes (1989), de La Langue maternelle (2001) et des Mots étrangers (2002). On parle de texte hétérolingue lorsque celui-ci met en scène la co-présence d’une ou plusieurs langues ou variétés d’une langue. Dans un récit consacré à sa mère arrivée en France dans les années 1970, N’ba (2016), Aya Cissoko insère des énoncés en langue bamanan (le titre N’ba signifie « Ma mère »), qu’elle écrit en usant d’une orthographe non-francisée puis dont elle fait comprendre la signification dans la suite du texte en français. Faïza Guène s’est fait connaître avec Kiffe kiffe demain (2004). Le jeu de mots à la pliure des langues valorise la double culture, de même que la reprise de formes natives comme le conte. L’imaginaire de l’autre langue perce sous la langue d’écriture.
Ces pratiques se situent sur un continuum allant de l’homogénéisation pour plus de lisibilité (notes, glossaire, etc.) à la spectacularisation (incrustations, calques, etc.). L’héritage multiple des écritures de la migration, la pluralité des perspectives qu’elle porte conduisent enfin à privilégier des récits polyphoniques. Aux discours politiques cherchant à restreindre la portée du terme « migrant » à des stéréotypes aussi réducteurs que négatifs, cette créativité renouvelée inflige un irréfutable démenti.