Les retraits de nationalité au premier xxe siècle

Les procédures de dénaturalisation et de déchéance de nationalité sont liées à la fois au phénomène migratoire et à l’imposition du modèle de l’État-nation en Europe. Ces procédures, établies sur des règlements, des amendements ou des lois, apparaissent dans un contexte d’intenses flux migratoires lors du démembrement des empires consécutif à la Première Guerre mondiale. Elles sont donc à conceptualiser en lien avec la nationalité, la citoyenneté ou encore la sujétion. Ce nouvel ordre charge la notion d’étranger de dimensions nouvelles : la guerre influe sur les représentations des loyautés et sur le passage d’une « nationalité d’empire » à des « nationalités nationales ». Dans ce cadre, il existe une importante discrépance entre les différents idéaux types nationaux (reposant en général sur l’adéquation parfaite entre droits et devoirs pour tous les citoyens d’un pays) et la réelle multiplicité et la variabilité des pratiques de la nationalité. Les critères érigés pour l’accession à la nationalité ou pour son retrait appellent alors une perspective comparatiste.

Enfants réfugiés grecs et arméniens près d'Athènes, photo datée de 1923.
Enfants réfugiés grecs et arméniens près d'Athènes, photo datée de 1923. Source : Library of Congress.
La demande de naturalisation de Gertrude Freudenberg (1867-1940) Schoenwald et le dossier préparé par US Department of Labor en 1925.
La demande de naturalisation de Gertrude Freudenberg (1867-1940) Schoenwald et le dossier préparé par US Department of Labor en 1925. Source : Wikimedia Commons.
Un passeport Nansen délivré à Hambourg (Allemagne) en 1939 à Bernhard Hirschberg.
Un passeport Nansen délivré à Hambourg (Allemagne) en 1939 à Bernhard Hirschberg. Source : Wikimedia Commons.
Sommaire

Dans l’Europe de la première moitié du xxe siècle – une période et un espace marqués par le colonialisme, les deux guerres mondiales, et l’émergence d’institutions supranationales telles que la Société des Nations (SDN) –, l’apparition de mesures de dénaturalisation et de déchéance de nationalité participe à la mise en œuvre d’un système de valeur nationaliste qui considère certaines actions individuelles comme relevant de la traîtrise. La dénaturalisation, qui consiste en une révision de la naturalisation et la déchéance, qui rejette les individus considérés comme fautifs hors du giron national, deviennent alors les piliers des politiques d’exclusion, d’expulsion voire d’extermination de l’espace européen. Selon les langues, les mots mêmes désignant les procédures de « naturalisation » n’impliquent pas les mêmes représentations politiques de la nation : si en français le terme renvoie à l’existence d’une « nature française » et à l’idée d’une « loi naturelle », le terme turc évoque une « admission à la nationalité », soit un processus dynamique mis en place par le pouvoir politique plutôt qu’une appartenance essentielle de l’individu. Dans les deux cas, les procédures de naturalisation ou de retrait de nationalité s’appuient néanmoins sur le caractère requalifiant de la nationalité.

Nationalisation et dénationalisation avant la Grande Guerre

Le xixe siècle marque un tournant majeur dans l’élaboration des législations et des pratiques politiques et administratives sur la question de l’appartenance des individus et des groupes aux entités territoriales et politiques que sont les royaumes, les empires et, de plus en plus souvent, les États-nations. À partir du milieu du siècle, dans plusieurs empires (notamment allemand, russe, ottoman et français), les procédures de retrait de nationalité, telles qu’on les connaît aujourd’hui, voient le jour, en particulier en cas d’allégeance à une armée étrangère ou de résidence à l’étranger. Dès le début du xxe siècle et plus encore pendant la Première Guerre mondiale, les démocraties occidentales inscrivent à leur tour dans leur droit des mesures similaires. Ainsi, aux États-Unis, une loi permet, dès 1906, au gouvernement fédéral de demander l’annulation d’une naturalisation pour fraude à la procédure – même si dans les faits, les dénaturalisés sont souvent renaturalisés s’ils suivent correctement la procédure. Pourtant, la loi en question est rapidement utilisée comme une arme pour exclure des individus considérés comme « un-American » ; la dénaturalisation de l’anarchiste Emma Goldman en 1909 en atteste. En France, les lois de 1915 et de 1917 rendent possible la dénaturalisation, mais les procédures sont de jure pérennisées par la loi sur la nationalité de 1927. En Grande Bretagne, un texte d’août 1918 inscrit également dans la loi une série de cas et motifs permettant le retrait de nationalité.

La Grande Guerre, un tournant de l’histoire des nationalités

La fin de la Grande Guerre marque l’effondrement des empires et le début de l’institutionnalisation internationale du statut de réfugié. La Russie impériale fait place à l’Union soviétique ; l’empire habsbourgeois et l’empire ottoman se dissolvent et les pays émergents de ces régions se trouvent dotés de nouvelles frontières et confrontés à un phénomène de migration massive. Des Allemands, des Baltes et des populations issues des Balkans se réfugient dans des pays avec lesquels ils estiment partager une identité ethnolinguistique ou confessionnelle. Cette situation est formalisée dans la conclusion de traités sur les droits des minorités, comme le petit traité de Versailles (sur les Polonais) en 1919, celui de Neuilly en 1919 ainsi que celui de Lausanne en 1923. La SDN se dote d’un Haut-Commissariat pour les réfugiés russes au sein de la SDN en 1921 s’occupant également des Grecs et des Arméniens apatrides pour assurer le droit de ces minorités. C’est cette instance qui met en place les « passeports Nansen » en 1922 pour répondre à la pratique de la déchéance de nationalité et l’institutionnalisation progressive des passeports nationaux. Quatre accords multilatéraux de la Ligue sont adoptés entre 1922 et 1928, qui aboutissent à la Convention relative au statut international des réfugiés en 1933.

La frénésie normative : vers la Seconde Guerre mondiale

Dans la deuxième partie des années 1930, et plus encore à partir de 1938, les procédures de retrait de nationalité s’intensifient à l’égard des groupes et se fondent de façon implicite ou explicite sur des critères ethno-religieux et en particulier antisémite dans différents pays d’Europe. Les lois sur la nationalité organisent, avant la guerre, la persécution des juifs. En Allemagne nazie, le processus commence dès l’accession du NSDAP au pouvoir : la loi du 14 juillet 1933, précisée par une ordonnance du 16 juillet, permet la révocation des naturalisations accordées sous la république de Weimar, et précise que les naturalisations doivent se faire sur critères « ethno-nationaux ». Les lois de Nuremberg de 1935, affinant ces discriminations catégorielles, précisent la distinction entre une citoyenneté complète et une « nationalité secondaire », c’est-à-dire sans droits politiques. En Italie, dans le cadre du renforcement des mesures de répression des opposants politiques, la loi sur la nationalité de 1912 avait déjà été modifiée en janvier 1926, prévoyant ainsi le retrait de la citoyenneté pour des faits portant atteinte à l’« intérêt », à la « réputation » ou au « prestige » de l’Italie. Cette procédure visait en particulier, mais pas uniquement, les individus ayant récemment obtenu la nationalité italienne. Dans les années 1930, ces dispositifs juridiques s’articulent à des mesures antisémites : le décret-loi royal du 7 septembre 1938 exclut explicitement les juifs récemment naturalisés. En France, une loi introduite en août 1940, met en place la révision systématique des naturalisations accordées en vertu de la loi de 1927. Si le texte de la loi est relativement peu précis sur ses cibles, dans la pratique, les populations les plus sévèrement touchées par cette loi sont les naturalisés du Front populaire (soupçonnés de déloyauté fondamentale à l’égard du régime de Vichy), et les juifs naturalisés.

Les conséquences de la perte de la citoyenneté sont considérables. Elles impliquent la perte des droits sociaux et politiques, la spoliation, l’exil, voire la mort. Ces mesures s’articulent selon deux séries de critères, dont la pondération et le contenu sont variables à la fois dans le temps et dans l’espace : d’un part, des critères identificatoires (ethno-religieux, raciaux) et, de l’autre, des critères d’allégeance politique. En effet, les comportements de fuite, le manquement à la demande de délivrance des papiers nationaux ou encore l’absence plus ou moins longue du territoire national constituent des motifs d’exclusion.

La mise en forme de degrés de citoyenneté, en lien avec la présupposée allégeance politique d’individus, et à plus forte raison de groupes entiers constitués selon des critères fluctuants, gagneraient à être examinés à l’aune des appartenances impériales et nationales d’autres groupes minorés. Une étude croisée et comparative sur la situation au regard de la nationalité des populations colonisées, en situation coloniale comme en métropole, celle des femmes, mais également celle des enfants (à analyser en tant que mineurs mais aussi dans le cadre des filiations) serait essentielle. Par ailleurs, un examen précis, par cas, de la réception de ces lois et des pratiques qui y sont associées, affinerait notre connaissance sur les contextes politique, social et global de l’entre-deux-guerres, sur l’imprégnation dans les différentes sociétés des idées de nationalité et de citoyenneté, sur l’idéal d’égalité, et surtout celui de libre choix individuel.

Citer cet article

Elif Becan , Aliénor Cadiot , « Les retraits de nationalité au premier xxe siècle », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 21/10/21 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21685

Bibliographie

Lohr, Eric, Russian Citizenship : From Empire to Soviet Union, Londres/Cambridge, Harvard University Press, 2012.

Weil, Patrick, The Sovereign Citizen : Denaturalization and the Origins of the American Republic, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2013.

Zalc, Claire, Dénaturalisés : les retraits de nationalité sous Vichy, Paris, Seuil, 2016.

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