Migrations et persécutions au siècle des génocides

Le xxe siècle est marqué à la fois par la mise en place de politiques systématiques de discriminations et de persécutions et par une intensification sans précédent des mouvements migratoires. Il s’agit ici de penser la relation entre ces deux phénomènes en examinant le rôle des persécutions dans la construction des catégories de migrants, les liens entre politique de nationalité et persécutions en mettant en regard les trajectoires migratoires et les trajectoires de persécutions.

1. « Emma Goldmann loses her Citizenship rights », The Evening Tribune, San Diego, 30 avril 1909, p. 3.
1. « Emma Goldmann loses her Citizenship rights », The Evening Tribune, San Diego, 30 avril 1909, p. 3.
2. Demande de passeport Nansen, 1931, Archives départementales des Bouches du Rhône.
2. Demande de passeport Nansen, 1931, Archives départementales des Bouches du Rhône.
Sommaire

De l’Exode au Refuge en passant par l’Hégire, l’histoire des relations entre migrations et persécutions s’inscrit dans la très longue durée. Elle se pose néanmoins de manière spécifique pour le xxe siècle. D’une part, les flux migratoires de longue distance s’intensifient nettement, facteurs d’échanges entre sociétés européennes et extra-européennes, entre espaces métropolitains et coloniaux. D’autre part, le siècle voit la mise en place de politiques systématiques de discrimination, persécution et extermination de certaines catégories de populations et l’invention même du terme de « génocide » en 1943 par le juriste Raphael Lemkin.

Avec la Première Guerre mondiale, la question des « réfugiés » prend une dimension nouvelle. Arméniens, Assyro-Chaldéens, Russes, Grecs, Bulgares et Turcs, dans un contexte de fragmentation des empires russe, ottoman et habsbourgeois, fuient leur pays par millions. Leur succèdent, à partir des années 1920, les Italiens, Sarrois, Tchèques, Polonais, Allemands, Autrichiens et Espagnols victimes des nouveaux régimes politiques. La mise en place de persécutions antisémites dans différents pays engendre de larges mouvements de fuite des Juifs européens vers les démocraties voisines, en Palestine, en Amérique du Nord et du Sud, en Palestine. La Seconde Guerre mondiale provoque les déplacements de millions de personnes. Au printemps 1948, environ 700 000 Palestiniens prennent le chemin de l’exil et se réfugient en Cisjordanie, dans la bande de Gaza, au Liban, en Syrie, en Jordanie. Ces mouvements de population n’ont de cesse de s’amplifier dans la seconde moitié du siècle, touchant tous les continents, au gré de guerres et conflits construits sur la stigmatisation, la discrimination et la persécution d’un « autre ». Fuir la répression politique, les violences coloniales, les guerres impériales et décoloniales, les politiques de « nettoyage ethnique », des boat people aux survivants tutsis, ils sont nombreux ceux qui se retrouvent sur la route, mais aussi et surtout dans ces camps de réfugiés, qui s’imposent comme un nouveau phénomène quasi routinisé du xxe siècle. Siècle des réfugiés pour les uns, siècle des génocides pour les autres. Or l’historiographie des migrations et celle des persécutions au xxe siècle, construites côte à côte, semblent bien souvent s’ignorer. L’histoire des relations entre ces deux phénomènes restant largement à écrire, ce texte adopte le parti pris thématique d’esquisser trois pistes problématiques et méthodologiques afin de les aborder ensemble : rendre compte de la construction, inachevée et problématique, de la distinction entre « migrants », selon qu’ils sont, ou non, soumis à des persécutions ; étudier les dispositifs de persécution dans leur relation avec les politiques de nationalité ; tenter, enfin, de reconstituer les trajectoires migratoires de groupes d’individus soumis à la persécution.

« We Refugees »

C’est le titre de l’article, publié en janvier 1943 par Hannah Arendt qui précise d’emblée : « Nous n’aimons pas que l’on nous traite de “réfugiés”. Nous nous baptisons “nouveaux arrivants” ou “immigrés”. » Faire l’histoire des mouvements de population liés aux persécutions passe, nécessairement, par une réflexion sur la mise en place, les différentes acceptions, les évolutions des catégories pour appréhender, qualifier, différencier ces migrants des autres. Cette question des définitions est d’autant plus centrale, qu’un lien juridique est établi, au moins à partir de la convention de Genève, entre la catégorie de réfugié et l’existence d’une persécution. En 1921, un Haut-Commissariat aux réfugiés russes est créé à la SDN sous la direction du docteur norvégien Fritjhof Nansen, qui obtient l’année suivante le prix Nobel de la paix. C’est face à l’afflux des réfugiés russes (plus de deux millions dans toute l’Europe), dont la plupart se sont vus retirer la nationalité par le pouvoir bolchevik, que la nécessité d’un traitement de cette question s’impose à l’échelle internationale. L’objectif initial consiste à favoriser à terme le retour des réfugiés dans leur pays d’origine, de sorte qu’on cherche à faciliter leurs déplacements en Europe en créant un passeport spécifique pour les réfugiés russes (juillet 1922). Étendu en mai 1924 aux réfugiés arméniens, chassés par le génocide turc, le « passeport Nansen » est un certificat d’identité qui restitue un état civil aux individus déchus de leur nationalité mais surtout un titre de circulation qui leur permet de se déplacer d’un État à l’autre. Reconnu par trente-huit États dont la France en 1924, il assure la possibilité de se déplacer alors que le régime international des passeports qui s’impose après la Première Guerre mondiale assujettit les déplacements à la présentation de tels documents. La reconnaissance d’un statut passe alors par une assignation en fonction du pays d’origine : après les Russes (1922), le bénéfice du titre est étendu aux Arméniens (1924) puis aux Assyro-Chaldéens (1928). Or rapidement, d’autres groupes exilés réclament ce statut de réfugié, comme les Grecs, les Bulgares, les Italiens fuyant le fascisme, les réfugiés juifs allemands après 1933, ou encore les Espagnols. La SDN décide alors d’élaborer un statut plus pérenne et définit le réfugié, dans sa Convention de 1933, comme un individu « qui ne jouit pas ou qui ne jouit plus de la protection de son pays » et en conséquence qui ne peut être refoulé dans son pays d’origine. Néanmoins, la crise des années 1930 conduit à une crispation des pouvoirs publics européens autour de la question des réfugiés et la plupart des conventions adoptées par la suite restent lettre morte.

Avec la Seconde Guerre mondiale, le terme même de réfugié vient qualifier des situations diverses : victimes de persécution, personnes expulsées, individus privés de ressources et contraints de fuir. C’est dès lors la notion de « contrainte » qui pose problème. Comment la reconnaître ? Comment l’attester ? La convention de Genève, en 1951, institue une reconnaissance internationale du réfugié comme persécuté, qui n’est pas sans poser problème dans le contexte de guerre idéologique entre les deux blocs. Elle est concomitante du développement de l’action humanitaire internationale dans de nouveaux cadres : l’Organisation internationale pour les réfugiés (OIR) est créée par l’ONU à la fin 1946 suivi du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) en 1950. Cette acception du réfugié, individualiste et universaliste en principe, reste eurocentrée en pratique puisqu’elle ne s’applique qu’aux Européens. C’est le protocole de New York, le 31 janvier 1967, qui lève ces restrictions géographiques et temporelles au champ d’application de la convention de Genève.

Faire l’histoire de cette catégorisation au xxe siècle conduit à une réflexion sur les différents acteurs et espaces de la diplomatie humanitaire comme à une histoire globale de l’administration de l’asile, par l’étude des pratiques d’attribution de titres qui obéissent à des critères évoluant, selon les moments et les lieux. Dans ce cadre, la nationalité s’impose comme un des déterminants essentiels, ce qui n’est pas sans poser problème. Ainsi, plusieurs dizaines de milliers d’Allemands fuyant le nazisme sont internés en septembre 1939 par le gouvernement français, en tant que ressortissants d’une puissance ennemie dans ce qu’on a appelé par la suite les « camps de la honte ». Puis ils sont livrés aux Allemands, en vertu du tristement célèbre article 19 de la convention d’armistice de juin 1940 qui conduit la France à « commencer sa guerre contre Hitler par une guerre contre les ennemis de Hitler qui s'étaient réfugiés en France », selon les mots d’Hermann Kesten. On le voit, les dispositifs de persécution au xxe siècle ont partie liée avec les politiques de nationalité.

Politiques de nationalité et persécutions

Si l’identification par la nationalité se développe dans le dernier tiers du xixe siècle, le premier xxe siècle en constitue un moment critique de reconfiguration. La sortie de la Première Guerre mondiale, avec la disparition des empires multinationaux et la formation de nouveaux États, soucieux de consolidation territoriale et politique, est un moment crucial de définition et de redéfinition de la nationalité.  Dans un contexte de conflictualité aggravée, elle se charge de dimensions théoriques et juridiques nouvelles. L’apparition d’une gestion étatique de la migration contribue à cristalliser la nationalité comme catégorie identificatoire et instrument politique, qui pèse sur les migrations internationales. En retour, les migrations des victimes de persécution redéfinissent les termes et formes de l’appartenance nationale. Les pratiques de déchéances et de dénaturalisations naissent avec la nationalisation des sociétés. Bien souvent, ces retraits de nationalité produisent des réfugiés, soit qu’ils transforment des nationaux en apatrides, devenus réfugiés dans leur propre pays, soit qu’ils sanctionnent ceux qui ont « quitté le pays ». En cela, les migrations de persécution peuvent être interrogées en lien avec les politiques de la nationalité. Ces mesures d'exclusion sont renforcées par les inégalités entre les sexes et la nationalisation des services sociaux.

Aux États-Unis, une loi de 1906 permet au gouvernement d’annuler les naturalisations et environ mille « dénaturalisations » sont adoptées chaque année entre 1935 et 1941. Le cas d’Emma Goldman, anarchiste russe réfugiée aux États-Unis depuis 1885 et dénaturalisée en 1909, inaugure un siècle de redéfinitions des normes de la citoyenneté américaine (ill. 1).

Les politiques de dénaturalisation apparaissent comme un moyen de définir les contours du « bon citoyen ». Dans la jeune république de Turquie, une série de lois met en œuvre des retraits de nationalités pour les non-musulmans. Poursuivis jusqu’aux années 1960, ces derniers s’inscrivent dans le prolongement des déplacements de populations et des dynamiques de nettoyage ethnique à l’œuvre depuis les guerres balkaniques.

Il s’agit aussi d’exclure les opposants dans les États totalitaires. Les autorités soviétiques engagent en 1921 une politique de retrait de la nationalité sanctionnant ceux qui ont fui la révolution ou qui s’y sont opposés. L’Italie fasciste et l’Allemagne nazie instaurent des politiques de dénaturalisation à l’égard des Juifs. Dès lors, la nationalité s’institue comme enjeu et instrument des politiques de persécution. En France, l’étude des critères mobilisés, pour désigner les victimes de la politique de révision des naturalisations, mise en place le 22 juillet 1940, confirme l’hypothèse selon laquelle les Juifs en sont les premières cibles, même si pas un mot dans la loi ne les désigne comme tels. En pratique, ce silence élargit les marges de manœuvre des agents en leur donnant la liberté de choisir les individus à exclure, notamment en désignant tel ou tel comme « juif ». L’imprécision permet de ratisser large et de promouvoir des critères d’assignation identitaire non objectivables dont, au premier chef, l’onomastique.

L’histoire globale des dénaturalisations reste largement à écrire afin de mieux comprendre les négociations entre pays et dans les organisations internationales sur le cas des individus devenus apatrides mais également les circulations entre experts, normes juridiques, organisations gouvernementales et internationales et organisations non gouvernementales. Certaines convergences temporelles sont à creuser dans les dispositifs mis en place dans les différents pays, comme par exemple les années 1927 et 1928 où deux textes majeurs sont adoptés respectivement en France et en Turquie, qui se font écho. La perspective coloniale offre également d’intéressantes perspectives de recherche, puisque le droit colonial articule de manière étroite, et à géométrie variable, les catégories de nationalité, de loyauté et de milieu social pour inclure et exclure de la citoyenneté.

Il est en effet possible d’interroger les effets, sur les trajectoires des migrants, des retraits de nationalité et de citoyenneté. Ceci conduit à rendre compte des marges de manœuvre dans les face-à-face avec l’administration comme de l’expression de définitions de soi décalées en regard des catégories administratives nationales. Cette perspective conduit à travailler sur les significations des changements de nationalité au long des parcours migratoires, changements où se jouent les relations entre migrations et persécutions à une autre échelle : biographique.

Trajectoires migratoires des victimes de persécution

Une autre manière d’aborder les relations entre migration et persécution consiste en effet à se centrer sur les expériences des migrants. Comment, dans ce siècle qui a vu la perpétration de trois génocides, les parcours individuels et familiaux des victimes de persécutions sont-ils informés, déformés, déstructurés ou encore redéfinis par les séquences de persécution ? Est-il possible d’établir des formes de trajectoires corrélées aux types de persécution ? L’acception d’une échelle biographique permet-elle de relire, autrement, l’histoire des persécutions ?

Porter la focale sur les trajectoires migratoires conduit à prendre la mesure de la non-linéarité des itinéraires, du poids des allers et retours, des migrations en plusieurs étapes et des connexions nouées entre les lieux traversés.

Moustache élégamment coupée, cheveux châtains grisonnants, Rodien Boulatcel est âgé de 41 ans. Employé, né en Russie, il habite Marseille et y dépose, en décembre 1930, une demande de passeport Nansen pour se rendre en Angleterre. « Motif du déplacement ? Accompagner des éléphants du jardin zoologique de Cros de Cagnes ». Près de 200 demandes de passeports de ce type sont déposées à la préfecture des Bouches-du-Rhône pour la seule année 1931 : si elles portent traces de l’édification d’un statut spécifique pour les réfugiés dans la France de l’entre-deux-guerres, elles viennent témoigner aussi de l’importance des mobilités de ces immigrants. On trouve des demandes d’enfants, comme celle de Nazareth Sahakian, 11 ans, qui se rend en Grèce « chez sa grand-mère » (ill. 2).

Les destinations mentionnées sont multiples, les motifs invoqués aussi. Une troupe de danseurs demande à voyager vers l’Italie pour « tournées théâtrales », un homme se rend en Roumanie « participer à un combat de boxe », tel ingénieur va en Syrie « pour les besoins de sa profession », un chauffeur d’autos en Suisse « pour accompagner son patron »… Et que dire de ces hommes qui déposent une requête « afin de pouvoir quitter le territoire français, étant expulsé ». « À cause du chômage, ma situation est devenue impossible », écrit Simon Pétroff, peintre russe, arrivé à Marseille deux ans auparavant, résumant d’une phrase le sentiment de bon nombre de réfugiés.

L’exploration des trajectoires migratoires de victimes de persécution dans leur dimension collective et sociale ouvre à une série d’enjeux. Elle interroge les rôles que jouent les appartenances familiales, l’insertion dans des liens de parenté locaux et transnationaux, les ressources relationnelles, sociales et économiques dans les manières d’échapper, ou non, aux persécutions. Le projet Lubartworld qui vise à reconstruire, une par une, la totalité des trajectoires des habitants juifs de la petite ville polonaise de Lubartów du début des années 1920 aux années 1950, permet d’observer les manières variées, volontaires ou forcées, qu’ont pu avoir les individus de se dire « Juifs » (ou autre chose) dans les différents lieux traversés dans leurs parcours de fuite. Suivre les parcours transfrontaliers engage à considérer le rôle d’administrations parfois non spécifiquement en charge de la discrimination antisémite : police des étrangers, tribunaux ordinaires, services de naturalisations. Dès lors, la démarche contribue à poser les jalons d’une histoire transnationale de l’identification des populations migrantes, en interrogeant leurs effets sur les parcours individuels et collectifs.

Décentrer le regard porté sur les persécutions par le prisme des itinéraires de fuite en interrogeant les effets des persécutions administratives dont ont été victimes certaines minorités ethniques ou nationales, ainsi que les trajectoires post-persécution par l’étude des témoignages, des propriétés et des actions des survivants (saisis par exemple dans les camps de réfugiés ou de personnes déplacées) conduit aussi à discuter du concept même de persécution, dans ses différentes acceptions, de la discrimination à l’extermination des populations.

Citer cet article

Claire Zalc , « Migrations et persécutions au siècle des génocides », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 03/06/21 , consulté le 12/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21576

Bibliographie

Akoka, Karen, L’asile et l’exil ? Une histoire de la distinction réfugiés/migrants, Paris, La Découverte, 2020.

Angoustures, Aline, Khévonian, Dvovinar (dir.), Réfugiés, sujets d’une histoire globale, numéro de la revue Monde(s), Histoire, espaces, relations, n° 15, 2019/1.

Goussef, Catherine, L’exil russe. La fabrique du réfugié apatride (1920-1939), Paris, CNRS Éditions, 2008.

Noiriel, Gérard, La tyrannie du national, le droit d’asile en Europe 1793-1993, Paris, Calmann Levy, 1991.

Weil, Patrick, The Sovereign Citizen. Denaturalization and the Origins of the American Republic (Democracy, Citizenship, and Constitutionalism), University of Pennsylvania Press, 2012.

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1. « Film of Displaced Persons Boarding a Ship in Bremerhaven, Germany », 1948. Copyright of United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of Julien Bryan.
1. « Film of Displaced Persons Boarding a Ship in Bremerhaven, Germany », 1948. Copyright of United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of Julien Bryan.
Enfants réfugiés grecs et arméniens près d'Athènes, photo datée de 1923.
Enfants réfugiés grecs et arméniens près d'Athènes, photo datée de 1923. Source : Library of Congress.
Page d’un carnet anthropométrique individuel de Nomade, 1931. Archives départementales des Yvelines, 5M69.
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