La Seconde Guerre mondiale et ses conséquences sont l’occasion d’immenses mouvements de populations qui marquent la quasi-disparition des minorités ethniques en Europe centrale et orientale. Ces régions étaient au début du xxe siècle situées au confluent d’aires culturelles dominantes, de grandes puissantes dynastiques impérialistes et de traditions autochtones avivées par des nationalismes récents. Ce vaste territoire allant des frontières actuelles de l’Allemagne à celles de la Russie et de la Baltique à la mer Noire fondait une partie de son identité sur le pluralisme multiethnique et était perçu comme des zones mal définies de passages et d’échanges où se mêlaient les populations, généralement perçues par le prisme des « nationalités », c’est-à-dire des catégories ethniques sanctionnées par les administrations et durcies depuis la fin du xixe siècle. Polonais, Ukrainiens, Allemands, Juifs, Tchèques ou Hongrois pouvaient ainsi apparaître selon les régions ou les villes comme une minorité nationale, parfois source de tensions.
Ces zones frontières sont ébranlées une première fois lors du triomphe du principe national consacré lors du moment wilsonien de la conférence de la Paix de Paris qui clôt la Première Guerre mondiale. Les nouveaux États nationaux indépendants font valoir la présence de nationalités majoritaires pour étendre au plus loin leurs frontières et intègrent ainsi d’importantes populations minoritaires. La Pologne, les régions tchèques ou la Transylvanie roumaine abritent ainsi près d’un tiers de minorités.
Afin de régler la « question des minorités » qui n’a cessé d’agiter l’Europe centrale et orientale pendant l’entre-deux-guerres et qui a été attisée plus encore pendant la Seconde Guerre mondiale, les États sortis de la guerre adoptent une politique radicalement différente : plutôt que de négocier le tracé à travers des régions multiethniques, déplacer et homogénéiser les populations et par conséquent effacer les minorités de la carte de l’Europe.
Déplacer les populations pour durcir de nouvelles frontières
À partir de 1939, les politiques nazies achèvent de déstabiliser ethniquement l’Europe centrale et orientale. Tandis que les territoires annexés par l’Union soviétique subissent de nombreuses déportations sur critères sociaux, Berlin tente de « rapatrier » vers le Reich les populations ethniquement allemandes installées depuis des siècles à l’est, en particulier dans les pays Baltes. Dans un second temps et avant d’être systématiquement exterminés, les Juifs sont victimes d’innombrables formes de déplacements forcés, au sein des villes par la ghettoïsation ou à travers de vastes territoires. De façon générale, les politiques nazies envisagent et amorcent de vastes mouvements de populations afin de refondre l’Europe. Les politiques de déplacements – depuis les départs encadrés jusqu’aux déportations brutales – apparaissent au sortir de la guerre comme des outils privilégiés pour refaçonner populations et territoires à l’est.
La consolidation des nouvelles frontières apparaît comme une priorité par les autorités soviétiques vainqueurs qui prennent, dès septembre 1944, à peine les territoires libérés et avant même le tracé définitif des frontières, la décision de procéder à un vaste échange des populations polonaises et juives depuis la Lituanie, la Biélorussie et l’Ukraine vers la Pologne, et inversement des Ukrainiens, Biélorusses et Russes depuis la Pologne vers leurs républiques de tutelle. La décision ne soulève aucune contestation des Alliés qui y voient l’occasion de parvenir à une pacification durable de l’Europe, en rupture nette avec les principes édictés en 1918. Les autorités soviétiques ukrainiennes prennent pour l’essentiel en charge les échanges de populations qui se limitent rapidement à des échanges polono-ukrainiens. À peine la moitié des Polonais de Lituanie et de Biélorussie parviennent à partir. Dans le chaos de la sortie de guerre, l’exigence d’une preuve identitaire entrave de nombreuses démarches. Les premières campagnes qui visent à mobiliser les volontaires au départ rencontrent rapidement des limites. L’impréparation règne. Les premiers convois de l’hiver 1944-1945 sont mortifères. À peine arrivés, certains repartent immédiatement face aux conditions sur place. Rapidement, les échanges volontaires laissent place à la contrainte et enfin à des déportations brutales, en particulier l’opération Vistule qui clôt en 1947 l’homogénéisation ethnique de la Pologne. Au total, près d’un million de Polonais ethniques et un demi-million d’Ukrainiens furent ainsi échangés.
Expulsions
Les minorités allemandes, jugées complices des politiques nazies et vecteurs de déstabilisation, sont de même contraintes au départ et expulsées de toute part. Tous les Alliés s’accordent sur l’impératif de chasser les millions d’Allemands dispersés en Europe et de les rassembler en Allemagne. Mais le phénomène est aussi le fait de populations locales hostiles qui s’approprient les habitations et prennent leur revanche. Douze millions d’Allemands sont chassés de Prusse orientale, de Silésie annexée à la Pologne, des Sudètes tchécoslovaques et des îlots germanophones disséminés à travers toute l’Europe dans une atmosphère d’humiliation renforcée par des exécutions sommaires.
La politique soviétique entreprend le plus grand déplacement de populations minoritaires au sortir de la guerre. Mais d’autres gouvernements cherchent eux aussi à unifier leurs territoires. Des dizaines de milliers de Hongrois sont expulsés des régions frontalières de Slovaquie et de Roumanie tandis que le gouvernement slovaque appelle à l’« expulsion totale » afin de trouver une « solution finale » au problème hongrois. Ces projets s’avèrent moins exhaustifs que les grands déplacements polono-soviétiques. Mais partout en Europe des minorités sont en partie expulsées afin d’assurer les nouvelles frontières : des Roumains sont expulsés d’Ukraine soviétique, les Italiens de Yougoslavie, des Finlandais des régions frontalières du nord de l’URSS, des Turcs de Bulgarie. Les mouvements humains sont généralement redoublés par des politiques culturelles agressives d’interdiction de la langue minoritaire, de fermeture des écoles et de mise au pas des élites locales. Partout en Europe, des territoires contestés et marqués durablement par leur caractère multiethnique sont annexés, nationalisés et ethnicisés brutalement pour parachever l’édification des États nations.
Fuites
Un dernier phénomène achève d’effacer la présence des minorités en Europe : la fuite des survivants de la minorité juive d’Europe centrale et orientale. Rares rescapés des camps ou des ghettos, ayant survécu en clandestinité ou dans un groupe de partisans ou s’étant réfugiés en Union soviétique pendant la guerre, les Juifs tentent brièvement de retourner chez eux. Confrontés à la perte de leurs proches, à des paysages dévastés, à l’hostilité de leurs voisins, à la difficulté de recouvrer leurs biens et à des relations tendues avec les autorités, les rescapés de la Shoah optent massivement pour l’exil. Les États concernés, loin d’entraver leur transit, ferment les yeux sur des déplacements qui s’apparentent dans bien des cas à des fuites éperdues.
Les survivants se placent dès la fin du conflit sous la protection des organisations internationales mandatées par l’ONU pour administrer les déplacés en Allemagne, en Autriche et en Italie, où œuvrent aussi de nombreux organismes juifs qui cherchent à rétablir la santé des déplacés et à faciliter leur migration. Les camps de personnes déplacées à travers lesquels transitent les survivants sont le lieu d’une intense activité sioniste qui encourage les départs, légaux et illégaux via des filières de passeurs, de près de 170 000 personnes vers la Palestine, devenue en 1947 Israël. Mais les survivants optent aussi massivement pour des destinations plus habituelles des migrations juives : 100 000 embarquent pour les États-Unis, tandis que proportionnellement à sa population, l’Australie en accueille un nombre important. L’essentiel des départs s’effectue à la fin des années 1940 et au début des années 1950. Mais des camps continuent d’accueillir des personnes déplacées, notamment celles fuyant l’imposition des régimes communistes, jusqu’à leur fermeture en 1957.