Camp militaire à l’origine, Rivesaltes a été régulièrement utilisé par l’État français comme lieu de rétention pour des populations considérées comme indésirables. Entre 1941 et 1966, républicains espagnols, juifs, nomades, prisonniers de guerre, membres du FLN faits prisonniers, harkis, tirailleurs guinéens, malgaches et nord-vietnamiens, y ont été internés, emprisonnés ou relégués. Considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands camps d’Europe occidentale, Rivesaltes a été le témoin de conflits majeurs du xxe siècle : la guerre d’Espagne, la Seconde Guerre mondiale et les guerres de décolonisation. Au milieu des années 1960, le camp revient à sa vocation militaire. En 1986, un centre de rétention administrative (CRA) est installé sur l’un des îlots du camp. Il est finalement transféré en novembre 2007 : le concours d’architecture pour la construction du Mémorial a été remporté, l’année précédente, par Rudy Ricciotti.
Ce projet est le fruit d’une vingtaine d’années de concertation scientifique et mémorielle, autour du camp de Rivesaltes et de son histoire. À la fin des années 1990, les premières actions, portées par la société civile, ont consisté à faire connaître l’histoire du camp et à mobiliser contre la destruction de l’îlot F, sur lequel se situe actuellement le Mémorial. Le site est inscrit à l’inventaire des Monuments historiques en 2000.
Le Mémorial du Camp de Rivesaltes articule désormais activités muséales, artistiques, pédagogiques et scientifiques. Il traite des phénomènes d’internement et de relégation et plus largement, permet d’interroger les déplacements de populations et leur mise sous contrôle. Le bâtiment abrite un espace d’exposition de plus de 1400 m2, avec un parcours permanent et un accrochage temporaire. Les visiteurs peuvent également cheminer autour du bâtiment, au milieu des vestiges des baraquements.
Les témoignages, une place singulière dans les collections
L’exposition permanente documente les différentes périodes du camp et présente les histoires des populations qui y sont passées. La plupart des fonds iconographiques, de la Retirada (exil des Républicains espagnols à la fin de la guerre d’Espagne et particulièrement après la chute de Barcelone le 26 janvier 1939) jusqu’à la rétention des prisonniers de guerre de l’Axe pendant la Seconde Guerre mondiale, sont conservés aux Archives départementales des Pyrénées-Orientales et mis à disposition du Mémorial. Outre ces photographies et des documents administratifs, la table centrale de l’exposition permanente présente des objets du quotidien, utilisés dans le camp, qui ont été donnés par des familles ou directement collectés sur le site, dans une approche par le document et par l’objet (fig. 2).
Une grande campagne de collecte de témoignages a également été lancée au cours de la préfiguration du Mémorial. Ces entretiens filmés, menés par les responsables scientifiques du projet, ont une place singulière dans les collections. Au sein de l’exposition permanente, un dispositif de tablettes numériques permet de faire entendre la voix de celles et de ceux qui ont connu et vécu le camp de Rivesaltes. Ces entretiens ont été préparés et transcrits par des chercheurs, dans le but d’être mis à disposition du plus grand nombre et notamment des publics scolaires.
Ces témoignages jouent un rôle clé dans la transmission et la compréhension de l’histoire du camp : comme le souligne la sociologue Anne Muxel, « On est interpellé par l’humain. Ces histoires familiales ont été traversées par des événements historiques collectifs. Un Mémorial permet non seulement de rappeler le passé, mais aussi de pouvoir se l’approprier à partir de son expérience présente. ». Ils permettent ainsi de diversifier les entrées possibles pour les visiteurs dans le parcours permanent, qui apporte un contenu scientifique tout en faisant place au sensible.
L’intégration d’œuvres d’art, une nouvelle approche des collections
Cette approche sensible revendiquée a conduit l’équipe du Mémorial à présenter des œuvres artistiques, notamment lors d’expositions temporaires.
À l’occasion des 80 ans de la Retirada (février 2019), le Mémorial inaugure une grande exposition qui présente les photographies de Paul Senn. Ce photoreporter suisse a réalisé de nombreux reportages sur la guerre d'Espagne et ses suites, en allant dans les camps d'internement français, en particulier celui de Rivesaltes en 1941. L’exposition temporaire a été réalisée à partir d’un corpus de 1200 photographies, avec le soutien du Musée des Beaux-Arts de Berne. Cette collaboration enrichit les collections du Mémorial, en y faisant entrer ce fonds photographique.
En septembre 2021, le Mémorial inaugure une nouvelle exposition consacrée à l’artiste catalan et combattant antifranquiste Josep Bartolí. La veuve de l’artiste, Bernice Bromberg, découvre le Mémorial lors la conception de Josep, un film dessiné réalisé par Aurel consacré à son époux. Elle décide alors de faire don de sa collection personnelle. Cette donation, qui comporte 1183 œuvres, est l’acte fondateur de l’exposition. Il s’agit également d’une nouvelle étape pour le Mémorial qui abrite désormais deux collections majeures : les fonds Senn et Bartolí.
Dès son ouverture, le Mémorial a également noué des liens avec des artistes contemporains, qui ont été invités en résidence. Parmi eux, le photographe Luc Choquer a travaillé à partir des témoignages et de la transmission de la mémoire entre générations. Il a ainsi réalisé une série de portraits de témoins et de leurs familles. Gaétan Nocq, dessinateur et auteur de romans graphiques, a, pour sa part, travaillé à la fois à partir de son expérience du lieu, des photographies de Paul Senn et des archives. Ces œuvres, inspirées par les collections du Mémorial, viennent à leur tour, une fois produites, les étoffer.
Dans le cadre de l'obligation de décoration des constructions publiques, appelée « 1% artistique », l’artiste Emmanuel Régent a proposé une œuvre présentée dans six espaces du Mémorial. Le dessin La file représente une foule de personnages en vêtements contemporains (fig. 3). Si le point de départ est une photographie prise à l’inauguration du Mémorial en octobre 2015, elle peut aussi faire référence aux files d’attente aux postes frontière, comme sur la photographie de Paul Senn prise en février 1939 au Perthus, présentée dans l’exposition permanente (fig. 4). L’évocation d’une image d’archive à travers la représentation d’un d’événement contemporain permet de représenter en creux une histoire des migrations et des déplacements forcés.
L’enjeu pour le Mémorial du Camp de Rivesaltes est désormais de pérenniser la gestion et la valorisation de ses collections, malgré des moyens limités. Les lieux de mémoire en France proposent des éléments clés dans la mise en patrimoine des migrations. Ils manquent cependant de dispositifs spécifiques, qui faciliteraient la constitution de leurs collections, l’élargissement de leurs champs d’activités (projets culturels ou scientifiques) en lien avec les témoins et associations mémorielles.